Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/174

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et non pas le plein midi. On ne se représente pas Homère écrivant son Iliade au milieu du siècle délicat de Périclès, entouré des radieux chefs-d’œuvre d’un art achevé. S’il est un art qui corresponde exactement à l’épopée naissante, c’est un art qui est comme elle archaïque. En ces premiers temps épiques, on écoute les poèmes, on ne les lit pas. C’est l’époque des rapsodes, et non pas des scribes. Nous disions tout à l’heure que l’Épopée est un produit essentiellement naturel : c’est assez dire qu’elle ne peut naître que dans une patrie plus ou moins régulièrement constituée. Ce peuple destiné à l’Épopée doit encore, pour la mériter, être animé d’une foi religieuse quelquefois grossière, mais toujours sincère et profonde. Le moindre souffle de scepticisme flétrirait l’Épopée dans sa fleur. Elle ne vit que de foi, et même de crédulité. Mais ces éléments ne lui suffisent pas et, pour lui communiquer décidément le souffle fécond de l’inspiration, il lui faut encore des faits extraordinaires et douloureux. On a dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire : ils sont également condamnés à n’avoir pas d’Épopée. Les luttes désespérées et farouches où deux races se mordent et se tuent, des torrents de sang répandu, des mères en larmes sur les corps agonisants de leurs fils, la désolation, le massacre, la mort, voilà la vie de l’Épopée, qui se passionne volontiers pour les vaincus et n’a point pour devise Væ victis. Elle n’a plus désormais besoin pour devenir que de quelque héros central qui personnifie puissamment toute une nation, toute une religion, toute une race. C’était Achille hier, ce sera Roland demain.

L’Épopée a désormais tout ce qui lui faut pour vivre. Elle peut naître, elle naît.

Un savant contemporain nous a fait assister à cette naissance, et la page qu’il lui a consacrée pourrait utilement servir de résumé à tout ce qui vient d’être dit. Donc, voici un grand fait qui vient de se passer en plein soleil de l’histoire. Une nation a été outragée dans la personne de son chef qui part en guerre et inflige aux insulteurs un formidable châtiment. Dès qu’on apprend cette victoire, des improvisateurs anonymes lui consacrent une ou plusieurs chansons, lesquelles sont vives, rythmées, dansantes, populaires. Puis un siècle se passe, deux siècles,