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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/175

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trois peut-être. Un Homère inconnu surgit alors, qui s’intéresse à ces vieux chants, qui les recueille pieusement en sa mémoire, qui en délaisse la forme trop visiblement imparfaite et ne s’empare que de leur affabulation à laquelle il ajoute une pleine croyance, qui enfin les transforme un jour en un beau et large poème dont le premier mérite est une excellente et admirable unité. L’Épopée est née.

De l’épopée française et de ses origines. — Puis donc que toute épopée repose sur des faits réels, quels sont les faits d’où notre épopée nationale a tiré son origine ? C’est là une question dont on ne se préoccupait guère il y a cent ans, et il était en ce temps-là généralement admis que la guerre de Troie était seule épique. À force de songer à Agamemnon et à Hector, on avait oublié Clovis et Charlemagne.

« L’épopée française est d’origine germanique » : telle est la solution d’un problème qui a été naguère débattu en de mémorables polémiques ; telle est la thèse qui aujourd’hui semble universellement admise. Là-dessus Gaston Paris est d’accord avec Rajna, avec Kurth, avec vingt autres : « Nos chansons de geste ont un caractère germanique et par l’usage même auquel elles doivent l’existence, et par l’esprit qui les anime, et par le milieu où elles se sont développées[1]. » Ces barbares, ces sauvages tatoués, ces sortes de Peaux-Rouges qui ont envahi et conquis le grand empire romain, ces Germains ont eu sur notre civilisation une influence qu’il n’est plus permis de contester, et il faudrait s’engouer d’un patriotisme bien mal entendu pour ne pas reconnaître que ces envahisseurs se sont intimement mêlés à l’ancienne population de la Gaule et que la nation française a été le résultat de ce mélange. Or ces Tudesques avaient des traditions poétiques sur lesquelles la lumière est faite ; ils possédaient, de toute antiquité, des chants nationaux où ils célébraient les origines et les fondateurs de leur race, et l’on rougit presque d’avoir à citer aujourd’hui les textes désormais classiques où l’existence de ces poèmes est nettement affirmée. C’est Tacite qui s’écrie en parlant de ces Germains dont il nous a laissé un si vivant portrait : « Canitur adhuc barbaras inter gentes » et qui ajoute

  1. Romania, XIII, p. 610, article de Gaston Paris.