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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/176

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ailleurs en termes plus décisifs : « Celebrant carminibus antiquis (quod unum apud illos memoriæ et annalium genus est) originem gentis conditoresque. » Ces deux lignes du grand historien suffiraient à l’établissement de la thèse, mais nous n’en sommes pas réduits à cet éclatant témoignage. Jornandès nous parle de ces prisca Gothorum carmina qu’il assimile, lui aussi, à de véritables annales (pene historico ritu), et l’historien des Goths nous parle encore, un peu plus loin, de ces mêmes chants dont il atteste l’antiquité et où les exploits des ancêtres étaient célébrés avec accompagnement de cithares. Ces chants tudesques, ils retentissaient jusque dans les cohortes romaines où les Germains étaient entrés en si grand nombre[1] ; ils n’ont pas cessé, après la conquête barbare, de retentir dans le vieil empire conquis et notamment dans notre Gaule. Et le jour vint où le chef auguste de la noble nation franke, où ce très illustre conquérant et ce très sage législateur qui s’appelait Charles le Grand et dont le nom est en effet inséparable de l’idée de grandeur, où Charlemagne enfin, entre deux expéditions contre les ennemis du nom chrétien, s’enferma un jour au fond d’un de ses palais, et là, dans l’apaisement et dans le silence, se mit à composer, comme un professeur de rhétorique, un Recueil de ces vieilles cantilènes, une Anthologie, une Chrestomathie où il compila avec un soin pieux ces anciens chants germains dont Tacite et Jornandès avaient si clairement parlé : « Barbara et antiquissima carmina, quibus veterum actus et bella canebantur, scripsit memoriaeque mandavit. » Je ne sais si je me trompe, mais le grand Empereur me semble aussi grand dans cette compilation des vieux chants de sa race, que dans ses plus sanglantes victoires et ses plus glorieuses conquêtes.

Quoi qu’il en soit, ce sont ces antiquissima carmina compilés par Charlemagne, ce sont ces antiqua carmina observés par Tacite qui ont manifestement donné lieu à nos futures Chansons de geste. Ce n’est certes pas (comme nous le verrons plus loin) l’unique élément dont elles seront composées. Les chants tudesques, en effet, seront fatalement appelés à subir un jour l’influence chrétienne et l’influence romane, et rien n’est plus juste

  1. Voir G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 509.