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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/191

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s’est arrêtée éblouie par le rayonnement prodigieux d’une physionomie plus auguste et plus majestueuse que toutes les précédentes. Devenu le centre d’un cycle, Charlemagne vit converger vers lui l’intérêt épique universel. Non seulement on lui attribua tous les exploits et toutes les aventures de ses prédécesseurs ; mais on fit remonter jusqu’à lui ceux de ses successeurs, par une espèce de transfert épique à rebours. En lui donc se concentre l’épopée de son peuple, et toute la somme de puissance épique qui réside dans le génie français vient resplendir sur les traits glorieux de l’Empereur à la barbe fleurie[1]. » On ne saurait mieux dire, et cette belle page vaut tout un livre.

Le grand Empereur nous apparaît dans l’histoire sous un triple aspect : c’est un législateur prudent, et qui se contente sagement de réformer ou de compléter les lois si diverses de ses peuples ; c’est encore un ardent catholique et qui envoie en Germanie toute une légion de missionnaires comme de beaux semeurs de vérité ; mais c’est surtout un conquérant, et c’est sous les traits d’un conquérant qu’il a pris possession de notre épopée. Les poètes ne comprennent pas grand’chose aux beautés de la législation, et les Capitulaires, si sages qu’il soient, ne sont pas faits pour provoquer leur enthousiasme, ni seulement leur attention. Il en est de même pour l’évangélisation qui n’est pas faite par le sabre. J’estime que nos épiques ne se sont jamais fait une juste idée des profondes raisons qui ont déterminé le fils de Pépin à restaurer l’antique empire romain et à créer ainsi, dans le monde nouveau, une unité puissante et qu’il a pu croire immortelle. Ils n’ont même pas compris tout le conquérant : ils ne lui ont donné qu’un seul ennemi, l’Islam, et c’est à peine en effet s’il est question d’autres adversaires dans toute l’épopée carlovingienne. Nos poètes, d’ailleurs, ont ici quelque droit à des circonstances atténuantes : car au moment où ils écrivaient leurs chansons, le Sarrasin était vraiment l’ennemi héréditaire, et ils étaient bien excusables de tout voir en Sarrasin. Dans la réalité de l’histoire, Charles avait été plus grand. Il n’avait pas eu à lutter contre un seul péril, mais contre dix, mais contre cent. Il avait d’une voix puissante crié Halte ! aux envahisseurs de l’est

  1. Godefroid Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 487.