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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/192

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comme à ceux du midi. Il avait écrasé les Saxons et contenu les Musulmans. Il avait donné à l’Église romaine le temporel dont sa liberté avait besoin. Il avait rassemblé ces beaux conciles réformateurs de l’an 813 où les mœurs et la discipline avaient reçu un si utile et si heureux rajeunissement. Il avait fait toutes ces grandes choses, et la majesté de son couronnement n’avait été surpassée, comme on l’a dit, que par celle de sa mort. Ici, comme partout, l’histoire est plus belle que la légende.

Malgré tout, la légende est belle, et elle l’est déjà dans cette page immortelle du moine de Saint-Gall qui est certainement la reproduction d’un vieux chant populaire. Vous vous la rappelez, cette scène dont la grandeur égale les plus belles scènes homériques, alors que Didier voit du haut d’une tour arriver de loin, dans un tourbillon de poussière, l’avant-garde de Charlemagne. Il est épouvanté, le roi lombard, et tremble déjà de tous ses membres : « Est-ce là Charlemagne ? demande-t-il à Ogier. — Pas encore », répond Ogier. Puis, voici que la magnifique armée de Charles défile dans le lointain, sous les regards mal assurés du roi italien : « Ah ! pour le coup, c’est Charlemagne, s’écrie-t-il effaré. — Pas encore », répond Ogier. Et à chaque corps de la Grande Armée qui passe, le Lombard s’écrie d’une voix de plus en plus étranglée par l’effroi : « Est-ce Charlemagne ? » Et Ogier de lui répondre toujours : « Pas encore. » Tout à coup, au milieu d’une splendeur d’armures incomparable et environné d’hommes de fer qui couvrent toute la campagne, apparaît, énorme, superbe, terrible, le grand empereur de fer : « C’est Charlemagne », dit Ogier. Et Didier tombe à terre, comme mort.

C’est ainsi que les poètes populaires ont compris Charles. C’est leur Charles, je le sais bien, et ce n’est point le nôtre. Nous serions portés, nous, à peindre un autre tableau, et à saluer dans le vainqueur de Didier autre chose que sa haute taille, son visage farouche et sa lourde armure. Mais c’est que nous sommes des raffinés, et non pas des primitifs. Encore un coup, c’est le Soldat qui est devenu épique, ou, pour mieux dire, c’est la France elle-même, qui dans nos vieux poèmes nous apparaît avec Charles comme le rempart de cette chrétienté cent fois menacée par les Sarrasins et cent fois sauvée par elle. Nos trouvères n’ont conçu Charlemagne que comme le chef héroïque d’une