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armée de croisés, et c’est à ce point de vue qu’on a pu dire que le fils de Pépin est le plus épique de tous les grands hommes.

Quoi qu’il en soit, nul dégagement de poésie ne saurait être comparé à celui qui sort de toute la vie de Charles, et un tel règne devait nécessairement « susciter une production de chants nationaux plus riche que jamais »[1]. Devant une telle lumière, les anciens héros tombèrent aussitôt dans la pénombre, et c’est grâce seulement à sa communauté de nom que le souvenir de Charles Martel ne fut pas tout à fait éteint. Encore attribua-t-on à Charlemagne la meilleure partie de sa gloire. Clovis, un jour, avait fait place dans les récits populaires de la nation franke à Dagobert Ier, qui lui-même fut remplacé par Charles Martel, lequel à son tour « confondit sa personnalité poétique avec celle de son glorieux petit-fils[2] ».

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après la mort de Charlemagne tout comme auparavant, on continua à chanter des cantilènes, des complaintes, des rondes. Nous avons d’ailleurs les meilleures raisons de croire que ces chants lyrico-épiques avaient exactement la même nature que ceux de l’époque mérovingienne et qu’ils circulaient dans les pays tudesques sous une forme tudesque, dans les pays romans sous une forme romane. L’existence de ces chants est attestée par plusieurs auteurs dont on ne saurait récuser le témoignage. Elle est démontrée.

Ces vulgaria carmina dont parle le poète saxon et qui avaient pour objet les Pépins et les Charles, les Louis et les Thierrys, les Carlomans et les Lothaires[3] ; ces chants auxquels fait allusion Ermoldus Niger, et dont il atteste le caractère essentiellement populaire par ce vers mémorable : Plus populo resonant quam canal arte melos[4] ; ces mêmes chants enfin auxquels se réfère l’Astronome en ce passage tant de fois cité où il déclare qu’il lui semble superflu de donner le nom des héros morts à Roncevaux[5] : tous ces chants sont à nos yeux des chants lyrico-épiques[6].

  1. Gaston Paris, la Littérature française au moyen âge, p. 34.
  2. Godefroid Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, p. 486, 487.
  3. Liber V, vers 117-120.
  4. Liber II, vers 193, 194.
  5. Pertz, Scriptores, II, p. 608.
  6. Quant aux carmina gentilia qui furent l’objet de la haine de Louis le Pieux, c’étaient évidemment des classiques païens, et non pas des chants populaires consacrés aux gloires et aux héros de sa race.