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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/196

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giquement ces propositions qui ressemblent à des axiomes, nous devons ajouter que dans les pays de langue romane ou, pour employer un terme plus précis, de langue française, les chants historiques n’ont pas tardé à prendre une physionomie spéciale. L’Église y a jeté la vivacité et les ardeurs de sa foi que d’illustres érudits n’ont pas toujours tenue en assez grande estime ; les Gallo-Romains ont fait présent à la future épopée de leur claire et belle langue qui était d’essence latine ; mais surtout ils y ont mis l’empreinte de leur personnalité, de leurs sentiments, de leurs idées, et, pour tout résumer en un mot, de leur « caractère ». Rien n’est plus difficile à définir et à doser que le caractère ; mais, dans la formation d’une œuvre intellectuelle, rien n’est peut-être plus important. C’est ce que Gaston Paris a exprimé en une page que je voudrais voir reproduire dans tous nos Manuels d’histoire et de littérature : « Germanique par son point de départ, l’épopée française, du moment qu’elle s’est exprimée en roman, a pris un caractère différent de l’épopée germanique et s’en est éloignée de plus en plus. » Et ailleurs : « Notre épopée est allemande d’origine, elle est latine de langue ; mais ces mots n’ont, pour l’époque où elle est vraiment florissante, qu’un sens scientifique : elle est profondément, elle est intimement française ; elle est la première voix que l’âme française, prenant possession d’elle-même, ait fait entendre dans le monde, et, comme il est arrivé souvent depuis, cette voix a éveillé des échos tout à l’entour. Ainsi, quand l’olifant dans la Chanson de Roland fait bondir ses notes puissantes, des montagnes et des vallées lui répondent mille voix qui les répètent[1]. »

Cette romanisation des chants germains dans les limites de la langue romane a pu commencer dès le VIe siècle, mais elle est certainement achevée au IXe. Si, à partir de cette date, vous vous prenez à lire des poèmes allemands et que vous les compariez à des poèmes français, « vous vous trouverez en présence de produits si différents que jamais l’idée ne vous viendrait, au premier abord, qu’ils ont quelque chose de commun[2] ».

La séparation est décisive.

  1. Romania, XIII, p. 626, 627. Cf. p. 613.
  2. Ibid., p. 614 : « Le père [de notre épopée] est venu d’outre-Rhin ; mais la mère est gallo-romaine. »