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dans une bataille qu’il leur livra, et la chanson populaire qui circula sur cette mort dramatique est, à n’en pas douter, la base de notre vieux poème. D’autres personnages de la chanson comme Guerry le Sor et Ybert de Richemont n’ont pas été davantage inventés par le poète : ils étaient avant lui installés dans l’histoire[1].

Plus historique encore est ce poème de Gormond et Isembard dont nous ne possédons qu’un fragment de six cent soixante vers. On y trouve l’écho, qui n’est pas trop affaibli, de cette fameuse bataille de Saucourt que le jeune et valeureux Louis III livra aux Normands le 3 août 881 et où il fut heureusement vainqueur. On peut s’imaginer l’allégresse et l’enthousiasme qui éclatèrent dans tous les pays franks à la nouvelle de cette victoire inespérée. Un clerc tudesque la chanta dans le Ludwigslied qui est parvenu jusqu’à nous, tandis que des poètes romans, demeurés inconnus, la célébraient en des cantilènes qui inspirèrent plus tard l’auteur du Gormond. Au centre de toute cette poésie, qu’elle soit allemande ou française, se tient le roi Louis, figure profondément réelle et qui fut l’une des plus sympathiques de toute l’époque carlovingienne. Il mourut trop jeune.

Depuis cette bataille de Saucourt où fut si heureusement arrêtée la marche de l’invasion normande, jusqu’aux guerres saintes où l’Islam fut envahi par la race chrétienne, la distance est énorme, et il n’y a entre ces faits lointains que d’imparfaites analogies ; mais la première croisade a cela de commun avec la victoire de Louis III qu’elle a donné lieu à des chansons de geste où l’élément historique tient une place aussi considérable. Dans ces deux cas le procédé n’a pas été le même. C’est d’après quelque cantilène qu’a été écrit Gormond et Isembard ; c’est d’après des chroniques latines qu’a été composée Antioche. Cette dernière affirmation n’a pas été admise sans de longues discussions, et l’on a longtemps considéré les chansons de la croisade comme de véritables chroniques qui ne devaient rien à personne. Il est admis aujourd’hui que Richard le pèlerin, auteur présumé de la plus ancienne rédaction d’Antioche, a largement utilisé les chroniques d’Albert d’Aix et de Pierre Tuebœuf.

  1. Voir l’Introduction de l’édition de Paul Meyer et Auguste Longnon, p. XV et suiv.