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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/201

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Tantôt il les traduit littéralement, tantôt il les abrège, et souvent enfin (notamment dans ses interminables descriptions de batailles), il imite le style des épopées antérieures ou lâche les rênes à sa fantaisie. C’est maintenant chose prouvée[1].

Nous venons de parcourir tous les cycles de notre épopée nationale, et nous avons eu la joie de constater partout l’irrécusable et lumineuse influence des événements historiques. Il nous reste à montrer comment cette influence, très vive et très profonde dans nos plus anciennes chansons, a été sans cesse en s’affaiblissant, jusqu’au moment où l’imagination, par malheur victorieuse, a décidément chassé l’histoire de notre épopée transformée en roman.

Au commencement, c’est parfait, et l’empreinte de l’histoire est partout visible. La mort de Roland, le désastre d’Aliscans, les révoltes d’Ogier et de Girard, les premiers exploits des croisés sont racontés par des poètes que les plus sévères historiens ne désavoueraient qu’à moitié et ne contrediraient qu’à regret. Le commencement du Couronnement Looys où se trouvent ces mâles et superbes conseils de Charlemagne mourant à son chétif héritier, ce superbe début semble presque servilement calqué sur les deux textes d’Eginhard et de Thegan[2] ; mais il ne faut pas s’attendre à rester longtemps sur ces hauteurs. Le déclin de l’histoire va se précipiter. Les poèmes où il reste le plus de réel sont peut-être encore ceux où l’on a gardé une impression générale et vague des grands faits dont on a oublié le détail. Nous parlions tout à l’heure du Couronnement Looys. Pour qui a lu ce poème étrange où l’on voit le pauvre jeune empereur aux prises avec ses redoutables feudataires, il est évident que le poète ne s’est point proposé de reproduire ici un fait isolé et particulier, mais qu’il s’est inspiré d’événements constamment renouvelés, tels que tous les soulèvements de vassaux sous les derniers Carlovingiens et même sous Hugues Capet[3]. Quand, ailleurs, l’auteur de ce même poème nous montre son héros Guillaume Fièrebrace s’élançant à deux reprises vers cette Rome où le Pape est menacé par les Sarrasins ou par les Allemands,

  1. Cf. Nyrop, l. c., p. 216.
  2. Épopées françaises, 2e édit., IV, p. 39).
  3. Voir le Couronnement Looys, éd. Ernest Langlois, p. LVIII, LIX.