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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/203

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prit soudain de dégoût pour les honneurs de ce monde et voulut qu’on lui confiât à Gellone les plus humbles fonctions, comme de conduire au moulin l’âne du monastère ? Le Moniage Guillaume ne nous dit rien de cette admirable humilité et n’a d’historique que son titre.

Elles ne sont pas rares les chansons comme le Moniage Guillaume où l’élément historique se borne à un seul fait qui est l’occasion et non le fond de l’œuvre. Les Saisnes reposent sur la donnée de ces formidables expéditions que Charlemagne ne cessa de diriger contre les Saxons et qui se terminèrent par la cruelle victoire de l’implacable empereur et par la conversion de Witikind. Mais, si l’on excepte la première partie de la chanson qui a dû former jadis un poème à part sous ce titre : Les barons Herupois, il n’y a de réel dans ce trop long poème que ce fond un peu vague. Tous les détails en sont fabuleux, et les principaux personnages eux-mêmes, comme Baudouin et Sibille, n’ont pas de solidité historique. Huon de Bordeaux est encore plus typique. Grâce aux recherches d’Auguste Longnon[1], nous savons que le père d’Huon, le duc des Gascons Seguin est un personnage historique qui fut tué par les Normands en 845 ; et le Charlot de la même chanson est certainement ce fils de Charles le Chauve et de la reine Ermentrude, ce Charles l’Enfant, roi d’Aquitaine, qui mourut en 866, âgé de dix-neuf ans, à la suite d’une tragique aventure dont nous n’avons pas à donner ici le détail. Mais là se borne le réel, et le reste du vieux poème se passe dans le trop aimable royaume de l’imagination. Tournant le dos au duc Seguin et à l’histoire, le poète nous conduit soudain en Orient, et le nain Obéron devient le centre charmant d’un véritable conte de fées. Il serait facile de multiplier ces exemples et de constater les désastreux envahissements de la fantaisie.

Passe encore pour ces contes de fées et surtout pour ces vieilles légendes populaires dont le thème a été si heureusement introduit dans certaines de nos chansons. Il est peu de nos vieux romans qui me passionnent autant qu’Amis et Amiles. Or ce poème a été chimiquement composé (si j’ose ainsi parler) avec la vieille légende des deux amis ou des deux frères qui se res-

  1. L’élément historique d’Huon de Bordeaux (Romania, VIII, p. 1 et suiv.).