Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/204

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semblent tellement que leurs deux femmes les prennent l’un pour l’autre, et avec cette autre légende, plus touchante et plus élevée, de l’ami qui ne peut être guéri qu’après avoir été lavé dans le sang même des enfants de son ami. Ce n’est point là de l’histoire, je le sais, mais c’est presque aussi grand.

Passe aussi pour ces types humains, pour ces types universels que l’imagination des poètes a créés de toutes pièces à toutes les époques et dans tous le pays : le Traître, la Femme innocente et persécutée, le Vengeur, et vingt autres. C’est là de la bonne psychologie traditionnelle, et non pas de la fantaisie.

Mais enfin, il faut l’avouer, c’est la fantaisie qui, dans nos chansons de geste, finira par l’emporter un jour sur tous les autres éléments. Elle tuera l’histoire et la légende elle-même avec laquelle il importe de ne pas la confondre ; elle gâtera jusqu’aux vieux contes ; elle dénaturera enfin (et c’est peut-être son plus grand crime) les beaux types humains dont nous venons de parler.

Son triomphe ne sera pas l’œuvre d’une année, ni d’un siècle. Mais de toute façon, l’Épopée en mourra.

Rôle de la légende dans la formation de l’Épopée. — Nous venons de déterminer le rôle qu’a joué l’élément historique dans la formation de notre épopée : il faut maintenant voir la légende à l’œuvre.

À peine le fait historique est-il éclos, et, le jour même de son éclosion, la légende commence à le défigurer.

Le premier procédé de la légende et celui qu’on retrouve dans la poésie de toutes les races : c’est l’exagération. La légende ne voit jamais les choses qu’à travers un verre grossissant. Elle ressemble au peuple ou, pour mieux dire, elle est peuple. Voici une bataille à laquelle dix mille hommes ont pris part : la légende et le peuple (c’est tout un) en voient cent mille, deux cent mille, trois cent mille, et ce nombre va sans cesse en augmentant. Il m’a été donné d’assister moi-même à ce phénomène étrange de l’amplification légendaire. C’était pendant le siège de Paris. Nos soldats avaient fait à Chevilly quelques prisonniers prussiens qu’on ramenait avec une joie trop facile à comprendre. Une foule immense se précipita sur leur passage