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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/205

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et, tandis qu’on les attendait, la légende fit sa besogne. « Ils sont dix mille », s’écriait-on vers quatre heures. À cinq heures on se disait d’un air entendu : « Ils sont certainement vingt mille. » Une heure après, on en était à quarante mille. Si l’attente s’était prolongée, ils auraient bien été cent mille. En réalité (comme je l’ai dit ailleurs) ils étaient dix. Mais une remarque que je fis encore ce jour-là, c’est que le nombre de ces fameux prisonniers progressait à raison du carré des distances. Près des bastions, on n’était pas trop éloigné du vrai chiffre ; mais au Panthéon le chiffre avait décuplé, et il avait centuplé à Notre-Dame. Ainsi vont encore les choses, et vous pensez bien qu’aux IXe et Xe siècles elles n’ont guère pu se passer autrement. Certes ce fut une rude bataille que celle de Roncevaux, et nous irions volontiers jusqu’à dire que les chroniqueurs en ont singulièrement affaibli la portée. Ce fut plus qu’un accident d’arrière-garde, et Charlemagne fut longtemps à se consoler d’un tel affront. Mais dans le vieux poème, c’est bien autre chose encore. C’est un désastre sans pareil dans l’histoire du monde, et la seule annonce d’une telle catastrophe trouble soudain l’harmonie de toute la nature. Une tempête effroyable s’abat sur la France ; la foudre éclate ; un tremblement de terre épouvante les peuples ; les murs et les maisons s’écroulent et d’horribles ténèbres enveloppent la terre. C’est l’épouvantement des épouvantements, c’est li granz doels pur la mort de Rollant. L’Évangile ne parle pas autrement des prodiges qui accompagnèrent la mort de l’Homme-Dieu. Faut-il, après cela, parler des cent milliers et des cent milliers de Sarrasins qui remplacent dans la légende ces montagnards gascons, dont le nombre, en réalité, n’a pas dû être fort considérable ? Faut-il surtout rappeler le grand miracle que Dieu fit alors pour favoriser les justes représailles de Charles ? Faut-il montrer le soleil arrêté dans le ciel par le nouveau Josué ?

Même amplification, même grossissement dans la geste de Guillaume et, en particulier, dans cette belle Chanson d’Aliscans qu’on ne saurait mettre au-dessous du Roland qu’après avoir quelque temps hésité. La bataille de Villedaigne en 793 fut certainement plus sanglante que celle de Roncevaux, et il est à peu près certain que les Sarrasins purent ce jour-là mettre cent mille hommes en ligne. Mais ce n’est rien en comparaison des