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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/249

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mais ce ne sont guère là que des caractères externes de notre épopée, et il est temps maintenant de placer sous nos yeux un de nos vieux poèmes et d’en étudier attentivement la charpente.

On ne peut pas dire de leurs débuts « qu’ils aient toujours quelque chose de rare » ; mais, à tout le moins, ils sont originaux et ne ressemblent pas à ceux des poèmes antiques. Cet art du moyen âge est loin d’être parfait, mais il lui arrive souvent de ne rien devoir à personne, et c’est ici le cas. Donc, nos épiques ont vingt façons à eux de commencer leurs chansons. Tantôt ils entrent brusquement en matière : Un jurn fut Carlemaine à l’Saint-Denis mustier[1], et voilà qui sent son antiquité : tantôt ils se persuadent qu’ils ont le devoir de faire tout d’abord connaître à leurs auditeurs le nom du personnage qui sera le héros de leur fiction : C’est d’Aimeri, le hardi corageus[2], et voilà qui est plus moderne. Leur procédé le plus ordinaire et qui est aussi le plus logique, c’est de donner plus ou moins brièvement le sommaire de toute leur affabulation. Il y a de ces sommaires qui sont célèbres et mériteraient de l’être davantage. Tel est l’admirable début d’Antioche : « Vous allez aujourd’hui entendre parler de Jérusalem et de ceux qui allèrent y adorer le saint Sépulcre. Il leur fallut pour Dieu endurer mainte peine, la soif, le chaud, la froidure, la veille, la faim. Certes le Seigneur Dieu a bien dû les en récompenser là haut et placer leurs âmes dans la gloire. » On voudra sans doute lire intégralement un tel morceau, et l’on ne craindra point de s’écrier après cette lecture[3] : « L’Iliade commence moins fièrement. » Nos poètes se plaisent ailleurs à glacer d’effroi leur auditoire, en lui décrivant par avance l’horreur des événements qu’ils vont raconter : S’entendre me volés, ja vous sera contée. — La verité com Rome fut destruite et gastée — Et la cité fondue, destruite et cravantée[4], et il y a certains de ces débuts prophétiques qui, en effet, sont longs à faire peur. On leur préférait sans doute ces exordes printaniers, qui sont si fréquents dans nos chansons et qui exhalent une si bonne senteur de prés verts et d’églantiers en fleur : Ce fu el’  mois de mai

  1. Pelerinage à Jerusalem.
  2. Prise de Cordres.
  3. Épopées françaises, I, p. 376. Cf. le début d’Aspremont : « Je vous dirai d’Eaumont et d’Agolant — Et d’Aspremont où rude fut la bataille, etc. »
  4. Destruction de Rome.