Aller au contenu

Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/251

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

on ne peut plus moral : Qui sa chanson volontiers entendra Mains bons essanples escouter i pora[1]. Notre homme, d’ailleurs, ne reste pas lontemps sérieux, et on le voit bientôt s’animer, s’échauffer, se mettre en rage. D’où vient ? C’est qu’il songe à tous les autres « artistes » qui colportent comme lui des chansons de geste ; c’est qu’il pense à la concurrence et au tort que ces rivaux peuvent lui faire. Il n’hésite pas à déclarer que ce sont là les derniers des misérables et que leur marchandise est frelaté : Vilains juglere ne sai por quei se vant[2]. Ce qu’il leur reproche surtout, c’est leur scandaleuse, leur irrémédiable ignorance : Cil jugleor, saciés, n’en sevent guere ; — De la canchon ont corrompu la geste[3]. Parlez-moi au contraire des vers qu’il va débiter, lui : c’est bien dit, c’est véridique, c’est exquis, et rien ne saurait vraiment être comparé à une œuvre aussi achevée : Meillor ne puet estre ditte n’oïe[4]. Il est toujours pénible de voir ainsi les gens se donner de l’encensoir, et c’est avec quelque soulagement qu’on entend d’autres chanteurs parler un peu moins d’eux-mêmes, un peu plus de Dieu et de la France. Ce que ces bonnes âmes demandent à Dieu, c’est de bénir leurs auditeurs : Segnours, oiés, ke Jhesus bien vous fache. — Li glorieus, ki nous fist à s’ymage[5]. Ce qu’ils disent de la France, c’est quelque chose de semblable à cet incomparable début du Couronnement Looys : « Quand Dieu créa cent royaume, le meilleur fut douce France, et le premier roi que Dieu lui envoya fut couronné sur l’ordre de ses anges. » Mais tous nos trouvères ne s’élèvent pas à une telle hauteur.

Le début de la chanson s’achève ainsi à travers le cri répété de faites pais, lequel correspond assez bien à celui qu’on entend dans nos collèges et dans nos chambres délibérantes : « Un peu de silence, messieurs. » Et c’est alors que le poème lui-même, que le vrai poème commence.

Ce n’est pas ici le lieu de le raconter.

Mais il est indubitable que, dans la plupart de nos chansons et notamment dans celles qui n’ont pas le cachet d’une très haute

  1. Bataille Loquifer.
  2. Couronnement Looys.
  3. Chevalerie Ogier.
  4. Girars de Viane.
  5. Huon de Bordeaux.