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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/253

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taine de nos romans, c’est le long, le très long récit d’une guerre contre les Infidèles. Or cette guerre a partout les mêmes péripéties, les mêmes épisodes, la même allure[1]. On y fait invariablement le siège d’une ville que l’on finit toujours par emporter d’assaut ; mais, après la ville, il reste encore à prendre le château qui la domine et en est la meilleure défense. Nouveau siège, nouvel assaut. Puis c’est une bataille rangée, qui se termine régulièrement par un duel suprême entre le héros chrétien de la chanson et quelque horrible géant sarrasin[2]. Il est à peine nécessaire d’ajouter que la ville de la chrétienté qui est le plus souvent prise, brûlée, reprise et délivrée, c’est Rome. Vingt fois dans nos chansons, le pape est menacé par les païens, sauvé par les Français[3]. C’est plus historique qu’on ne le pense. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est l’apparition, la sempiternelle apparition d’un allié inattendu qui vient en aide aux chrétiens vaincus et prisonniers, et cet allié, c’est inévitablement une princesse sarrasine (généralement la fille de l’Émir) qui se prend d’un amour soudain pour le plus jeune et le plus beau de ces Français captifs, qui se convertit à notre foi moins par amour de Dieu que par désir du mariage, et qui, avec une désinvolture sauvage et invraisemblable même au Dahomey, trahit son père, ses dieux et son pays pour tomber enfin aux bras de je ne sais quel Olivier ou de je ne sais quel Guillaume[4]. Ce personnage si mal observé, ce fantoche a cependant charmé nos pères qui ne s’en sont point lassés. Le mariage de ces ingénues a du moins cet avantage de mettre fin à de trop longs poèmes, mais il est accompagné trop souvent du baptême forcé ou du massacre de tous les païens, de cette infamie et de cette cruauté sans nom contre laquelle nous avons si souvent protesté.

Ce sont là les grands lieux communs de notre épopée. Il en est d’autres dont nous avons déjà eu lieu de dire ailleurs

  1. En laissant de côté Antioche et Jerusalem, qui sont des poèmes historiques, il est trop facile de signaler ici (après le Roland et l’Aliscans) l’Entrée de Spagne, Gui de Bourgogne, Anseïs de Carthage, Aimeri de Narbonne, la Prise d’Orange, le Siège de Narbonne, la Prise de Cordres, Foulques de Candie, Guibert d’Andrenas, Aiquin, etc.
  2. Ogier, Entrée de Spagne, Jourdains de Blaivies, Otinel, etc.
  3. Couronnement Looys, Mainet, Destruction de Rome, Ogier, Aspremont, etc.
  4. Fierabras, Doon de Maïence, Huon de Bordeaux, Foulques de Candie, Prise d’Orange, etc.