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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/27

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PRÉFACE

toisie chevaleresque, de l’astuce narquoise, de la mondanité immorale mais aristocratique, de l’amour naïf et passionné, de la corruption éhontée. Leurs traits sont d’autant plus significatifs qu’ils sont moins personnels, et se gravent d’autant mieux dans le souvenir qu’ils sont coordonnés par une logique parfaite. Ils gagnent en relief et en clarté tout ce qu’ils perdent en profondeur et en complication. N’est-ce pas aussi ce qu’on peut dire des créations les plus parfaites de notre littérature classique ?

La tendance à créer des types plutôt qu’à essayer de faire vivre des individus dans toute leur complexité changeante n’exclut pas l’analyse psychologique ; au contraire. Les sentiments humains sont étudiés en eux-mêmes, dans leur évolution logique et leurs conflits, tels que, dans des conditions données, ils doivent se produire, chez tout homme défini d’une certaine façon, et ceux qui les éprouvent aiment à se les expliquer à eux-mêmes… pour l’instruction des autres. Cette analyse psychologique, la littérature française y a excellé dans tous les temps. On pourrait citer tel morceau de Chrétien de Troyes qui ne le cède pas en vérité, en ingéniosité, parfois en subtilité, aux plus célèbres monologues de nos tragédies, aux pages les plus fouillées de nos romans contemporains. Le moyen âge a même poussé si loin son amour de l’analyse des « états d’âme » qu’il a fini par la dégager de tout support individuel, et qu’il a créé, dans le Roman de la Rose ce qu’on a pu appeler l’épopée psychologique. Là encore on ne peut méconnaître l’affinité profonde qui relie, à travers les âges, toutes les manifestations de notre génie littéraire. On reconnaît d’ailleurs, dans ce goût pour la psychologie abstraite, l’influence que la scolastique, création proprement française, a exercée pendant des siècles sur notre esprit comme sur notre langue, et qu’elle n’a peut-être pas encore cessé d’exercer.