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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/28

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PRÉFACE

L’une des qualités qui distinguent la littérature française moderne, c’est l’art de la composition. Depuis une pièce de théâtre ou un roman jusqu’à un sonnet, nous voulons que toute œuvre d’art soit bien construite et bien proportionnée, que l’auteur l’ait embrassée dans son ensemble avant de la commencer, et que toutes les parties en soient unies par un lien toujours présent à son esprit et qui apparaisse sans effort à celui du lecteur. Les œuvres étrangères où ces conditions manquent nous déroutent, et la majorité de notre public ne les goûte jamais qu’à demi. Il semble que sous ce rapport notre ancienne littérature diffère profondément de la moderne. Des poèmes qui n’en finissent pas, des « branches » qui se multiplient et s’enchevêtrent à l’aventure, des romans en prose qui recommencent sans cesse de nouveaux épisodes sans lien avec l’histoire principale, des compositions didactiques où l’auteur introduit au hasard tout ce qui lui passe par la tête ou lui tombe sous les yeux, des chansons même où les strophes paraissent n’avoir ni lien entre elles ni raison d’être plus ou moins nombreuses, voilà ce qui frappe tout de suite l’explorateur qui se hasarde dans ce pays encore si peu parcouru. Le reproche est mérité en grande partie : c’est à l’école de l’antiquité que nous avons appris l’art de composer, et les excellents modèles que nous en ont donnés nos classiques, joints à la part de plus en plus grande que les sciences de raisonnement ont prise dans la formation de notre esprit, nous y ont fait faire des progrès qui peut-être même ont rendu sur ce point nos exigences excessives et nos scrupules exagérés. Aussi est-ce l’absence de cet art qui nous choque le plus dans la littérature du moyen âge. Toutefois l’aspect incohérent qu’elle offre au premier abord n’est pas entièrement imputable aux auteurs des œuvres qui nous la présentent. Beaucoup de ces œuvres ont été remaniées, interpolées, allon-