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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/275

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vie a abandonné les ossements, s’échappe et voltige comme un songe. Encore cette ombre légère ne peut-elle franchir les portes de Pluton, si l’homme ne reçoit pas les honneurs de la sépulture[1]. Tout autrement nette, tout autrement élevée est la doctrine de nos épiques qui, sans se perdre en de vagues descriptions de l’au-delà, croient tout simplement à un beau Paradis qui est le lieu des âmes saintes et où les corps eux-mêmes seront un jour couronnés dans la gloire. C’est saint Michel, ce sont les Anges qui, sur les lèvres des moribonds, viennent prendre les âmes entre leurs bras invisibles pour les porter là-haut dans les fleurs du Paradis, tandis que les démons, les aversiers, s’emparent violemment des âmes des damnés et les jettent sans pitié dans la fournaise éternelle. Rien ne saurait être plus précis, et l’on ne peut guère reprocher à nos poètes que d’avoir trop peuplé l’enfer et trop dépeuplé le ciel. Ces féodaux ont le cœur rude et ignorent la miséricorde.

L’idée de la patrie d’en haut appelle ici celle de la patrie terrestre, et nous voici devant ce problème trop de fois agité : « L’amour de la patrie n’est-il en France qu’un sentiment tout moderne, et convient-il de s’approprier ici les paroles de je ne sais quel citoyen de 1794, qui, dans une distribution de prix, osait s’écrier : « Il y a cinq ans, citoyens élèves, que vous avez une patrie. » À une telle question, l’indignation et la science ont à la fois répondu et répondent encore tous les jours. On a accumulé sans peine les arguments les plus décisifs : nous n’avons, nous, à invoquer que ceux de nos chansons. On ne saurait lire cent vers du Roland sans se persuader que ce beau poème est, pour ainsi dire, « imbibé » de l’amour de la patrie française. C’est pour la France que Roland respire, combat et meurt. C’est à l’honneur de la France qu’il songe en pleine mêlée sanglante et quand il est déjà tout rougi de son propre sang. « Si la France allait perdre de son honneur ! si elle allait être abaissée à cause de lui ! » Un tel doute le jette dans l’angoisse, et à cette angoisse se mêle une ineffable tendresse : Tere de France, mult estes dulz païs. Cette terre de France, il la salue avec enthousiasme comme la terre libre entre toutes. Il lui

  1. Guiguet, Essai d’encyclopédie homérique.