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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/276

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donne son sang, sa vie, son âme, et le mot « France » est un des derniers qui s’échappent de ses lèvres mourantes : De plusurs choses à remembrer li prist, — De dulce France. Les héros de l’antiquité ne regrettaient pas leur douce Argos avec une douleur plus attendrie.

Les juges les moins prévenus en faveur du moyen âge sont sur ce point d’accord avec les médiévistes les plus enthousiastes, et il faut entendre à ce sujet le témoignage éloquent d’Onésime Reclus : « Dulce France et Terre major sont déjà célébrées dans les quatre mille décasyllabes de la Chanson de Roland, et le même cri d’amour et d’orgueil traverse nos autres poèmes chevaleresques. Pour ces interminables conteurs, la Patrie est toujours « douce France », le plus gai pays, et « Terre major » le plus grand. » Ce qu’Onésime Reclus ne dit pas, ce qu’il convient d’ajouter loyalement à la justesse de ses observations, c’est que, dans le Roland, le mot « France » offre deux acceptions ; qu’il signifie en général l’empire de Charlemagne et, dans un sens plus restreint, le domaine royal, tel sans doute qu’il était constitué au moment où vivait l’auteur inconnu de notre vieux poème. Mais il n’y a rien là qui affaiblisse notre thèse. L’idée de patrie, en effet, ne dépend pas du plus ou moins d’étendue qu’offre le pays aimé. Puis, on peut se convaincre, en étudiant le texte de plus près, que le pays tant regretté par le neveu de Charlemagne représente en réalité « notre France du nord avec ses frontières naturelles du côté de l’est et ayant pour tributaire toute la France du midi ». C’est donc pour le même pays, comme nous l’avons dit ailleurs, que battait le cœur de Roland et que battent les nôtres. Et c’est un devoir enfin, pour tout historien digne de ce nom, de répéter ces très impartiales paroles de Gaston Paris : « Le Roland nous montre, à près de mille ans en arrière, le sentiment puissant et élevé d’un patriotisme que l’on croyait de date plus récente. »

Dans nulle autre chanson l’amour de la patrie n’éclate aussi vivement que dans ce Roland qui est le plus ancien et le plus épique de nos vieux poèmes. Mais ce même amour, est-ce qu’on ne le sent pas frémir dans le fier début de ce Couronnement Looys que nous avons eu déjà l’occasion de citer ; dans ces vers de la Chanson des Saisnes où l’on rappelle avec orgueil