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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/278

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de mars et de mai. Plus souvent encore, il consulte son Conseil privé qu’il ne faut pas confondre avec les Cours solennelles. Rien de tout cela n’est romain, et il n’y a là aucune trace de césarisme. La féodalité, d’ailleurs, va bientôt modifier l’allure de notre royauté épique, et nous verrons plus d’une fois l’empereur à la barbe fleurie blêmir de peur, sur un trône mal assuré, devant l’insolence de ses vassaux en révolte. Telle est l’origine de cette physionomie fâcheuse et ridicule que les auteurs de nos derniers romans ont infligée à cette figure naguère si haute et si respectée. Ils transforment Charles le Grand en une sorte de Prusias hébété et avare, goinfre et poltron. Ils avilissent à ce point la majesté de celui devant qui la terre faisait silence, silebat orbis, et que la Chanson de Roland nous montre sous les traits d’un nouveau Josué qui arrête soudain le soleil dans les cieux.

Certains souvenirs de Charles le Chauve et même de Charles le Gros n’ont pas été ici sans influence sur l’esprit de nos trouvères : c’est la seule excuse qu’on leur puisse accorder pour avoir ainsi abaissé dans le monde chrétien l’idée du Roi et de la Royauté catholiques. Il vaut mieux rester en finissant sur le spectacle de l’Empereur « de la première manière », alors que, dans la splendeur dorée d’un jour de Pâques, il tient sa cour au milieu de plusieurs milliers de chevaliers qui tremblent devant lui et auxquels il prodigue ses inépuisables libéralités ; alors encore que, devant les murs de cette Narbonne dont aucun de ses barons ne veut entreprendre la conquête, il crie à ses barons d’une voix de tonnerre : « Allez-vous-en, rentrez en France. Seul je resterai devant Narbonne, et seul je la prendrai » ; alors enfin que, dans sa chapelle d’Aix, il donne avant sa mort ses derniers conseils à son pauvre héritier tout tremblant, et qu’il lui dit : « N’oublie pas que, quand Dieu créa les rois, ce fut pour grandir le peuple. Aime les petits et terrasse l’injustice. » Rien de plus grand n’a peut-être paru chez les hommes.

C’est pendant l’âge féodal que toutes nos chansons de geste ont été écrites, et il est par là facile de comprendre qu’elles ont dû fatalement recevoir l’empreinte ineffaçable de cette rude époque. Elles sont germaniques dans leur source, mais féodales