Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/294

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Jusqu’ici du moins, nos romans ont gardé la forme du vers. C’était peu sans doute, mais c’était encore une digue.

La digue fut rompue.

On en avait assez, s’il faut tout dire, de ces ennuyeux couplets monorimes, de ces vers sans solidité et sans style, de ces plates imitations de nos premiers poèmes, de toutes ces lourdeurs et de toutes ces longueurs. On en avait assez, et on le fit bien voir. « De la prose, nous voulons de la prose », tel fut le cri qu’on entendit dès le XIVe siècle, et qui devint impératif au XVe. Dociles à ce vœu de l’opinion, nos romanciers donnèrent au public ce dont il avait soif, et de là nos romans en prose. Un tel changement, d’ailleurs, ne coûta point beaucoup de peine à ces prosateurs improvisés. Ils prirent entre leurs mains les derniers romans en vers, et se contentèrent de les desrimer. Ils noyèrent dans leur prose les anciens vers que nous y retrouvons aujourd’hui : si bien qu’avec certains romans en prose, nous pouvons reconstruire assez exactement une chanson rimée. Il va sans dire que ces compilateurs n’ont aucune valeur littéraire, et nous sommes en droit de leur faire des reproches encore plus amers qu’aux rimeurs de vingtième ordre dont ils ont effrontément copié les tristes vers. Décidément, l’élément héroïque a disparu, et il ne reste plus qu’une chevalerie en bois et des héros en carton. L’esprit d’aventures triomphe et règne. La langue même est atteinte, et la phrase se traîne visqueusement. Le pis est que ces méchants écrivains se donnent le luxe d’être pédants, et voilà qui les achève.

Ce n’est pas toutefois le suprême outrage qui soit réservé à notre épopée. Elle va descendre plus bas.

L’imprimerie fait ses débuts dès 1430, et, vingt-huit ans plus tard, le premier roman en prose imprimé fait son apparition parmi nous. C’est le Fierabras de 1478. Il faut croire que le succès en fut éclatant : car les presses vont être occupées, pendant plusieurs siècles, à reproduire et à vulgariser ces vieilles fictions d’origine si évidemment nationale. On les croyait mortes : comme on se trompait ! C’est par milliers, c’est par dix milliers d’exemplaires que les imprimeurs les répandent dans toute l’Europe. Il y a des libraires dont elles ont fait la fortune. On les traduit en toutes les langues ; on les illustre d’horribles