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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

Thèbes a rendu d’une façon intéressante la douleur d’Ismène à la mort d’Aton et qu’en racontant les amours de Parthénopée et d’Antigone, dont Stace ne lui fournissait pas l’idée, il a su ne pas se répéter, grâce au soin qu’il a pris d’opposer au caractère un peu léger d’Ismène et à son amour trop naïvement passionné, la pudique retenue et l’amour sérieux de sa sœur, qui répond à l’aveu un peu imprévu du jeune prince grec : « Legièrement amer ne dei », et déclare ensuite s’en rapporter à l’avis de sa mère et de son frère, ce qui ne l’empêche pas, plus tard, de montrer l’affection profonde qu’elle lui a vouée et de se plaindre tristement à Ismène de l’impossibilité où elle est de voir celui qu’elle aime et dont elle admire les exploits de la fenêtre où elles sont toutes deux assises. Enfin la douce figure de Salemandre, bien qu’un peu pâle, n’en est pas moins touchante dans son amour résigné, qui semble inspiré par le dévouement filial.

En somme, le Roman de Thèbes inaugure brillamment la série de poèmes imités de l’antiquité : le trouveur anonyme a eu le mérite d’ouvrir la voie à ses successeurs et de fonder une véritable école, qui devait approprier la matière antique au goût et aux mœurs du xiie siècle et demander à l’épopée classique ou à l’histoire légendaire des sujets nouveaux, mieux appropriés que les anciennes gestes à un état de civilisation déjà moins rude, grâce à l’influence toujours croissante du Midi et de sa brillante poésie. Il ne faut donc pas s’étonner si son œuvre a lutté de popularité avec le Roman de Troie, dont la diffusion en Occident fut si longtemps favorisée par la manie des origines troyennes[1].

Les allusions au Roman de Thèbes ou à ses rédactions en prose (voir § 3) abondent aussi bien dans les littératures provençale et italienne que dans la littérature française[2]. Il y en a une déjà (sans parler de Troie et de l’Eneas) dans le Cligès de Chrétien de Troyes, qui est antérieur à 1170 ; une autre dans le roman de Galeran, composé vers 1230, où Fresne, qui attend

  1. D’un côté, la renommée universelle de Stace au moyen âge et l’erreur qui faisait de lui un chrétien ; de l’autre, l’intérêt qu’offrait la légende d’Œdipe et de ses fils pour des imaginations naïves toujours éprises d’aventures merveilleuses : telles sont les principales causes du succès de la légende thébaine.
  2. Pour les détails, voir notre Légende d’Œdipe, p. 349 et suiv., et notre Roman de Thèbes, Introd., p. cxlv et suiv.