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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/339

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ROMANS ÉPIQUES

D’autre part, l’examen du Roman de Troie confirme à son tour l’existence d’un Darès étendu ayant servi de base à Benoit de Sainte-More. L’opinion contraire, vivement soutenue par Dunger et surtout par Joly, est aujourd’hui abandonnée. Le premier a été trompé par l’insuffisance des renseignements que lui fournissaient les fragments de Troie publiés par Frommann (Germania, II, 49 et suiv.) ; le second s’est laissé entraîner par son enthousiasme excessif pour l’auteur dont il publiait l’œuvre et a fait trop bon marché des difficultés qu’il a reconnues, en même temps que beaucoup d’autres lui échappaient. L’hypothèse d’un Darès développé, si elle enlève beaucoup à l’éloge qu’on pourrait faire de la faculté d’imagination de Benoit, a l’avantage d’expliquer comment il a pu substituer, à un récit inégal et souvent obscurci par la suppression de détails nécessaires, une narration intelligible malgré sa complexité et qui, si elle a parfois des faiblesses et des longueurs, se relève aussi par intervalles et nous intéresse par des ornements variés et par l’habileté réelle avec laquelle sont traités certains épisodes.

Benoit a fait, sur la façon dont il a traité sa source principale, une déclaration précise, si précise qu’on ne saurait y voir un de ces lieux communs des poèmes du moyen âge, où le trouveur cherche à inspirer confiance par une affirmation de sa sincérité, et une vague référence à un texte le plus souvent imaginaire.

Le latin sivrai et la letre :
Nule autre rien n’i voudrai metre
Se ainsi non com truis escrit.
Ne di mie qu’aucun bon dit
N’i mete, se faire le sai,
Mais la matière en ensivrai (v. 135-140).


Or ce n’aurait pas été suivre pas à pas sa « matière » que de réparer toutes les omissions et de combler toutes les lacunes de l’abrégé, d’indiquer les noms propres et les chiffres là où l’abréviation n’en a eu cure, d’éclaircir ce qui était obscur, de fondre en un mot le maigre texte qui aurait été sa base dans son long récit d’une façon si harmonieuse qu’on a beaucoup de peine à en retrouver les éléments, dont cependant aucun n’a disparu. Benoit est, du reste, essentiellement consciencieux : quand il