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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/340

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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

ignore un détail, ou que ce détail n’est pas dans sa source, ce qui revient au même, il le déclare ingénument et ne songe pas à l’inventer (cf. 10 248 et suiv., 20 140-1, 22 477, etc.) : ainsi il sait par ailleurs que Jason fut le premier qui osa confier un navire à la mer, mais il n’ose l’affirmer, car il ne le trouve pas dans son auteur ; de même il déclare, pour la même raison, qu’il ne parlera pas de ce qui arriva à Jason après la conquête de la toison. On peut donc l’en croire (sauf, bien entendu, pour les détails qui n’ont rien d’antique), quand il renvoie à sa source sans que l’on retrouve le fait dans le Darès abrégé[1], ce qui arrive, suivant M. Joly, 28 fois sur 63 ; et dans ce cas, l’on est bien forcé de conclure qu’il avait sous les yeux un texte beaucoup plus développé que celui que nous possédons[2].

Quant aux épisodes, il n’en est pas un, à notre avis, dont l’idée, dont la trame même, n’ait pu lui être fournie par le Darès aujourd’hui perdu. Pour un des trois, les amours d’Achille et de Polyxène, la chose est certaine, puisque l’abrégé même y consacre quelques lignes. Les amours de Jason et de Médée manquent dans le faux Darès, qui, ne conservant de sa source que ce qui était indispensable à l’intelligence du récit principal, c’est-à-dire l’affront fait à Jason et à ses compagnons par Laomédon et la vengeance qu’en tira Hercule en ruinant Troie, se contente de rappeler la conquête de la toison d’or par ces mots : « Cholcos profecti sunt, pellem abstulerunt, domum reversi sunt » ; et d’autre part, l’auteur renvoie aux Argonautiques (Argonautas legant) ceux qui voudraient savoir les noms des compagnons de

  1. Ainsi la première bataille, qui a dix lignes dans le faux Darès, est racontée dans Benoit en deux mille vers environ, sur lesquels 1600, qui ne constituent nullement le développement des faits indiqués d’un mot dans l’abrégé, ne sont pas inutiles pour les expliquer : et cependant, ici encore, Benoit renvoie trois fois à sa source, il y renvoie deux fois dans les portraits de Polydamas et de Memnon, qui ne figurent pas dans Darès, etc., etc. Benoit nous apprend d’ailleurs que sa source latine est « riche et granz, et grant uevre i a et grant fait ».
  2. Les « bons dits » qu’il avoue avoir ajoutés, ce sont des réflexions, comme celle qui termine la première partie de l’épisode de Troïlus et Briseïda sur l’inconstance des femmes (v. 13 826-30), ou encore celles que lui inspire la faiblesse d’Achille amoureux de Polyxène (v. 18 425-54) ; ce sont aussi les ornements qu’il a demandés aux mœurs et aux usages de son temps, et les merveilles artistiques du palais de Priam, de la Chambre de beauté ou du tombeau d’Hector, en tant du moins qu’elles dépassent les réalités concrètes et se présentent comme le produit de la fantaisie du moyen âge ; ce sont enfin les détails souvent fort ingénieux qu’il a semés un peu partout, et en particulier la façon toute personnelle dont il a traité les épisodes d’amour dont il empruntait à sa source l’idée plus ou moins développée.