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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/357

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ROMANS ÉPIQUES

d’éteindre cette lumière de sa flèche dès qu’on ouvrira le tombeau et que l’air y pénétrera, archer qui rappelle les deux jeunes gens et les deux jeunes filles des quatre angles de la Chambre de Beauté dans Troie[1].

Dans l’Eneas, le merveilleux païen n’est pas, comme dans les poèmes qu’il imite, entièrement supprimé, mais il est cependant réduit à ce qui est indispensable pour ne pas dénaturer le récit, et l’auteur atténue autant que possible l’action divine par l’intervention de moyens purement humains. C’est ainsi que Vénus, au lieu d’envoyer à la reine de Carthage son fils Cupidon, sous les traits d’Ascagne, donne à ce dernier le pouvoir d’exciter l’amour chez ceux qui l’embrassent. D’autre part, il supprime ce qu’il croit peu susceptible d’intéresser son auditoire, comme les jeux en Sicile[2], les peintures sur les murs du temple de Junon à Carthage, ou les scènes merveilleusement retracées en relief par Vulcain sur le bouclier du fils de Vénus, et, par compensation, il ajoute, outre les riches descriptions déjà signalées et certains détails d’histoire naturelle plus ou moins fantastique, quelques particularités aux amours de Didon et d’Énée, et une autre histoire d’amour qu’ont dû fort goûter ceux qui avaient tant admiré les longs récits de Benoit sur Achille épris de Polyxène et sur Briseïda passant des bras de Troïlus à ceux de Diomède.

Virgile avait négligé, sans doute parce que la légende était muette à cet égard, de donner un rôle actif à Lavinie et de nous dire de quelle façon elle avait accueilli la poursuite du prince troyen. Le trouveur du xiie siècle la fait s’éprendre subitement de lui la première fois qu’elle l’aperçoit du haut d’une tour. Cette ingénue (car au fond c’en est une), à qui la veille sa mère avait tant de peine à faire vaguement soupçonner ce que c’est qu’aimer, emploie, pour instruire Énée de son amour, un moyen ingénieux souvent employé au moyen âge dans un autre but : elle fait lancer à ses pieds par un archer, pendant une trêve, une flèche entourée d’un morceau de parchemin portant sa déclaration.

  1. L’Eneas emprunte encore au Roman de Troie, en la détaillant non sans quelque grossièreté, l’accusation qu’Hector y porte contre les mœurs d’Achille : seulement, ici, c’est d’un Troyen qu’il s’agit, et la mère de Lavinie s’en sert pour détourner sa fille de l’amour d’Énée. Voir p. 201.
  2. De même le Roman de Thèbes, du moins dans sa plus ancienne rédaction, ne fait qu’indiquer d’un mot les jeux donnés en l’honneur du jeune fils du roi Lycurgue, si complaisamment décrits dans la Thébaïde de Stace.