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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/358

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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

Énée s’enflamme de son côté, comme il convient à un galant chevalier ; il en est même malade, au point de ne pouvoir se rendre le lendemain sous la tour où l’attend Lavinie, qui, se croyant dédaignée, se demande si les graves accusations dont sa mère a chargé Énée ne seraient point fondées[1]. Mais bientôt elle est rassurée. Nouvelles inquiétudes lorsqu’Énée, vainqueur de Turnus, et ayant reçu l’investiture du royaume et l’hommage de ses nouveaux vassaux, s’éloigne discrètement, sans revoir sa fiancée, en attendant les noces, qui doivent avoir lieu dans huit jours[2]. La jeune fille craint qu’il ne lui sache mauvais gré de s’être ainsi offerte, tandis qu’au contraire Énée, de plus en plus amoureux, se repent d’avoir accepté de Latinus un si long délai. Le mariage accompli, le poème est naturellement achevé, et l’auteur n’a plus qu’à nous dire en quelques mots les grandes destinées de l’empire que vient de fonder le chef troyen[3].

Si l’on ne tient pas compte de ces changements, on reconnaîtra que la trame du récit de Virgile a été soigneusement maintenue, sauf au début où, pour suivre l’ordre chronologique, l’auteur emprunte certains traits au livre II de l’Énéide[4], dont la première partie seulement est ensuite utilisée dans le récit mis dans la bouche d’Énée, à l’exclusion de la mort de Laocoon et des détails sur le sac de la ville. Mais il ne faut pas s’attendre à trouver dans l’Eneas, sauf de rares exceptions, une traduction de l’Énéide. Il s’agit d’une imitation, comme pour Troie et Thèbes ; seulement ici l’imitation est plus étroite, et l’auteur suit son modèle tout en le simplifiant, même dans les descriptions de batailles, où cependant les noms sont souvent supprimés et où, naturellement, les armes et la tactique du moyen âge remplacent celles de l’antiquité, comme les barons du xiie siècle remplacent les Latins et les Troyens. Cette imitation devient encore plus exacte dans une rédaction représentée par un seul manuscrit (B.N., fr. 60), qui introduit plusieurs changements tendant à

  1. Voir p. 221, n. 2.
  2. C’est évidemment pour avoir l’occasion de recommencer son analyse des sentiments respectifs des deux amants que le trouveur a imaginé ce détail peu vraisemblable.
  3. Cf. Joly, Benoit de Sainte-More, etc., I, 345 et suiv.
  4. Pour d’autres déplacements peu importants et de plus amples détails, voir l’édition de J. Salverda de Grave, Introd., p. xxxii et suiv.