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l’époque latine. Quand le monde occidental fut divisé en deux, qu’on eut l’empire d’une part, Romania[1], et la barbarie de l’autre, Barbaries, la langue de l’empire prit le nom de langue des Romains, lingua romana, en face des idiomes des barbares : lingua barbara. Et ce nom lui est alors donné sur toute la surface du monde romain parlant latin, en Italie comme en Gaule ou en Espagne. C’est déjà une présomption que cet idiome ne pouvait pas être ici l’ibère, là le celtique, ailleurs le toscan. Mais l’argument étant loin d’être concluant[2], voici quelques-unes des preuves qui mettent directement en évidence l’unité primitive des langues romanes et leur identité avec le latin[3]. Plusieurs me reprocheront sans doute de m’attarder à cette démonstration inutile. Mais ce livre ne s’adresse pas aux savants, aux yeux desquels la question est vidée.

Les mots. — Il est acquis aujourd’hui à la science que, sauf des exceptions en nombre assez restreint et qu’on peut négliger ici[4], les changements qui se produisent dans la prononciation d’un mot, ne sont pas particuliers à ce mot ou à un groupe de mots analogues. Quand par exemple le français du nord, vers le XIIe siècle, vocalise en u le l des mots albe, valt, qui deviennent aube, vaut, cette altération ne se limite pas à ces mots et à quelques autres. Mais de même chald passe à chaud, halt à haut, altre à autre, talpe à taupe, salvage à sauvage, etc., etc. Et tous les vocables alors vivants dans le même pays, qui ont un l dans la même situation, subissent une modification identique. On peut donc de l’ensemble de ces faits particuliers dégager un fait général, ou, pour employer le terme reçu en science, induire une loi qui sera ainsi formulée :

  1. Voir Gaston Paris, dans Romania, I, 1 et suiv. Du Cange, au mot barbarus, a déjà montré que ce mot n’avait rien d’injurieux au VIe siècle.
  2. On peut lui opposer ceci par exemple : que le grec, devenu langue officielle, portait à Byzance, comme aujourd’hui en Grèce, le nom de langue romaine ῥωμαιϰή.
  3. Noter dans l’ordre d’idées où nous sommes ici que les dialectes suisses s’appellent ladins ou roumanches, latini, romanici.
  4. Je tiens, quelque argument qu’on en puisse tirer par une extension abusive contre la thèse que je défends ici, à marquer expressément cette réserve, la régularité absolue que l’école contemporaine prétend introduire dans les changements phonétiques me paraissant chimérique, et démentie par des faits connus et certains. Il est probable qu’on reviendra prochainement de cette conception mécanique des faits à une intelligence plus exacte et plus historique de la réalité.