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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/414

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Car elle a ce qu’avoir ne veut,
Et d’autre part ne peut avoir
Ce dont seul elle a le vouloir.
Le roi n’éprouve qu’un tourment,
Mais double est celui de la reine.
Elle veut Tristan et ne peut :
A son mari tenir se doit.

Tristan, lui aussi, est malheureux de deux façons :

Double peine, double douleur
Ressent Tristan pour son amour.
Epoux il est de cette Iseut
Qu’aimer ne peut, qu’aimer ne veut.
Ne trouve en elle autre plaisir
Que le nom même qu’elle porte,
Ce nom qui seul le réconforte.
Il a douleur de ce qu’il a,
Plus encor de ce qu’il n’a pas :
La belle reine, son amie,
En qui est sa mort et sa vie !

Quant à Iseut aux Blanches mains, plus infortunée que le roi Marc, qui possède au moins le corps de celle qu’il aime, elle est délaissée par son mari, dont elle n’a ni le cœur ni les tendresses. — Je ne puis dire, ajoute Thomas,

Quel d’eux quatre a plus grande angoisse,
Parce que éprouvé ne l’ai.
Je laisse aux amants de juger.

Nous passons un certain nombre d’aventures qui n’offrent qu’un médiocre intérêt, et nous arrivons à la partie capitale du roman de Thomas.

Tristan, blessé à mort, envoie un messager à son amie. — Tristan a été blessé dans un combat par une épée à la pointe empoisonnée. Les médecins sont impuissants :

Ils n’y savent emplâtre faire
Qui puisse en tirer le venin.
Assez battent et broient racines,
Cueillent herbes, font médecines ;
Ne le peuvent aider de rien.
Tristan ne fait plus qu’empirer ;
Le venin s’épand par le corps,
Enfler le fait dedans, dehors.
Il devient noir, sa couleur perd,
Et les os sont à découvert.
Il comprend bien qu’il perd la vie
Si au plus tôt secours ne trouve.
Il voit qu’on ne peut le guérir
Et pour cela lui faut mourir.
Nul ne sait à son mal remède.
Et cependant Iseut la reine,
S’elle ce mal en lui savait
Et fût vers lui, le guérirait.
Mais ne peut pas à elle aller
Ni souffrir fatigue de mer ;
Et il redoute le pays
Car il y a moult ennemis.
Iseut non plus ne peut venir !
Ne sait comment puisse guérir.

Dans sa souffrance et son angoisse, il mande secrètement son beau-frère et ami Kaherdin. Il veut lui découvrir sa douleur ; car