Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/415

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

il y avait entre eux loyal amour. Il ordonne que tout le monde sorte de la chambre. Mais sa femme Iseut se demande ce qu’il peut vouloir faire, s’il veut quitter le monde et se faire moine ou chanoine. Cette entrevue l’effraie, et, pour entendre ce qui va se dire, elle se place dans la chambre voisine contre la paroi qui touche au lit.

Tristan s’était tant efforcé
Qu’à la paroi s’est appuyé.
Kaherdin s’assied près de lui :
Piteusement pleurent tous deux,
Plaignent leur bonne compagnie,
Qui va sitôt être finie.
Mènent grand douleur l’un pour l’autre
Quand va se briser leur amour :
Moult a été fine et loyale.
Tristan dit : « Oyez, bel ami,
Je suis en pays étranger,
Je n’ai ni ami ni parent,
Bel ami, hors vous seulement.
Jamais n’y eus aucune joie
Que par votre bon réconfort.
Bien crois que, si fusse en ma terre
J’y pourrais encore guérir.
Mais ici, n’ayant aucune aide,
Je perds, beau compagnon, ma vie,
Quand nul ne saurait me guérir
Hors seulement la reine Iseut.
Elle le peut, s’elle le veut.
Beau compagnon, ne sais que fasse,
Par quel moyen le lui apprendre.
Dès que saurait ma grand détresse,
Ne laisserait, pour rien au monde,
De venir aider ma douleur.
Envers moi a si grand amour !
Ne sais quel autre parti prendre :
Je m’adresse à vous, bel ami,
Au nom de notre amitié franche,
Ce message faites pour moi.
Je vous engage ici ma foi,
Si ce voyage entreprenez,
Votre homme lige deviendrai,
Et plus que tout vous aimerai. »
wKaherdin voit Tristan pleurer,
L’entend gémir, se lamenter ;
Au cœur en a moult grand douleur,
Tendrement répond par amour :
« Beau compagnon, plus ne pleurez,
Je ferai ce que vous voulez.
Certes, ami, pour vous guérir,
Me mettrai moult près de la mort.
Dites que lui voulez mander,
Et je m’en irai apprêter. »
Tristan répond : « Merci à vous !
Or entendez ce que vous dis :
Prenez cet anneau avec vous,
C’est un signal choisi par nous.
Quand vous arriverez là-bas,
A la cour marchand vous ferez,
Porterez étoffes de soie.
Faites qu’elle cet anneau voie :
Car aussitôt que l’aura vu,
Ainsi vous aura reconnu,
Et cherchera par quel moyen
A loisir vous pourra parler.
Dites-lui salut de ma part.
Du cœur tant de saluts lui mande
Qu’il n’en reste aucun avec moi.
Confort ne peut m’être rendu,
S’elle mon salut ne m’apporte.
Enfin, dites que je suis mort
Si ne suis secouru par elle.
Montrez-lui toute ma douleur
Et le mal dont j’ai la langueur,
Et qu’elle conforter me vienne.
Dites lui bien qu’il lui souvienne
Des plaisirs qu’ensemble nous eûmes,
Des grands peines et des tristesses,
Des tendresses et des douceurs
De notre amour si fine et vraie,
Du jour qu’elle guérit ma plaie,
Du breuvage qu’ensemble bûmes
En la mer quand surpris en fûmes.
Ce breuvage fut notre mort !
Tant ai souffert fatigue et peine
Que vis à peine et bien peu vaux.
Notre amour et notre désir
Jamais homme ne le put rompre.
On faisait nos corps séparer :