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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/416

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L’amour on ne pouvait ôter.
Au mal que je ressens en moi
Je sais que ne puis longtemps vivre.
Songez, ami, à faire vite :
Car si bientôt ne revenez,
Jamais plus ne me reverrez.
Ne dépassez quarante jours.
Si vous faites ce que j’ai dit,
Gardez-vous que nul ne le sache.
Célez-le bien à votre sœur,
Que ne soupçonne notre amour.
Direz qu’allez mire[1] quérir
Qui puisse ma plaië guérir.
Emmènerez ma belle nef,
Et emporterez double voile :
Est l’une blanche et l’autre noire.
Si vous pouvez Iseut avoir,
Au retour mettez voile blanche.
Et si vous n’amenez Iseut,
Cinglez alors avec la noire.
N’ai plus, ami, rien à vous dire.
Dieu notre sire vous protège
Et vous ramène sain et sauf ! »
Kaherdin pleure de pitié[2],
Baise Tristan et prend congé.
S’en va pour faire ses apprêts.
Au premier vent se met en mer ;
Lèvent l’ancre et haussent la voile,
Puis ils cinglent par un vent doux,
Tranchent les vagues et les ondes,
Les hautes mers et les profondes.
Emporte belle marchandise,
Brillantes étoffes de soie
Et riche vaisselle de Tours,
Vins de Poitou, oiseaux d’Espagne,
Pour dissimuler ses desseins
Et pouvoir à Iseut venir,
Celle dont Tristan se languit.
Tranche la mer avec sa nef
Vers Angleterre à pleine voile.
Huit jours et huit nuits a couru
Avant que puisse y aborder.
Courroux de femme est redoutable,
Et chacun s’en doit bien garder ;
Car là où plus aimé aura
D’autant plus se venger voudra.
Facilement vient leur amour,
Facilement aussi leur haine ;
Et plus dure l’inimitié,
Quand vient, que ne fait l’amitié.
L’amour savent bien mesurer,
Mais non point tempérer la haine
Tant qu’elles sont en leur courroux.
Iseut, tout contre la paroi,
De Tristan ouït les paroles,
Bien a entendu chaque mot,
Et connaît quel est son amour.
En son cœur en a grand courroux,
Car elle a tant aimé Tristan !
Maintenant lui est découvert
Pourquoi lui manque sa tendresse.
Ce qu’elle a ouï bien retient,
Et semblant fait qu’il n’en est rien.
Mais dès que loisir en aura,
Cruellement se vengera
De ce qu’elle aime plus au monde.
Dès que les portes sont ouvertes,
Iseut est en la chambre entrée.
Vers Tristan cache sa colère,
Le sert et lui fait beau semblant
Comme une amie à son amant,
Lui adresse douces paroles,
Souvent baise ses lèvres molles.
Et lui montre moult bel amour ;
Mais elle songe en sa colère
Comment pourra être vengée.
Souvent s’enquiert, souvent demande
Quand Kaherdin doit ramener
Le mire qui doit le sauver ;
Mais de bon cœur pas ne le plaint :
Cache en son cœur dessein félon.

Cependant Kaherdin arrive à l’entrée de la Tamise : il ancre sa nef dans un port, et, avec son bateau, remonte le fleuve

  1. Médecin
  2. Nous avons supprimé quelques passages du discours de Tristan qui choquent notre goût : il fait rappeler à Iseut que c’est à cause d’elle qu’il a perdu l’amitié de son oncle et qu’il se trouve exilé ; il ajoute : « si elle me manque en un pareil besoin, à quoi me servira mon amour ? » Enfin Kaherdin doit raconter à la reine que sa propre sœur n’a jamais été aimée par Tristan.