Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/427

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sant à la mort tragique des deux héros, tel est le sujet du lai des Deux amants.

Près du mont Saint-Michel habitait un roi veuf avec sa fille unique, belle et courtoise demoiselle, qui était sa seule consolation depuis la mort de la reine. Il ne voulait s’en séparer, et éconduisait tous les prétendants. Ayant appris qu’on blâmait sa conduite, il déclara qu’il consentait à marier sa fille, mais qu’il ne le donnerait qu’à celui qui pourrait, sans se reposer, la porter entre ses bras jusqu’au sommet du mont. Quand la nouvelle fut sue dans le pays, plus d’un s’y essaya, mais les plus forts ne pouvait aller au delà du milieu de la montagne.

Un tout jeune homme, fils d’un comte, aima la jeune fille et se fit aimer d’elle. Ils cachèrent longtemps leurs amour, mais cette contrainte devint insupportable au damoiseau. Il proposa à son amie de partir avec lui, car s’il la demandait à son père, il ne pourrait la porter au sommet du mont : « Ami, dit-elle, je sais bien que vous n’avez pas la force de me porter ; d’un autre côté, mon père, que j’aime tant, aurait trop de chagrin de mon départ. Mais je vais vous envoyer à une de mes parentes qui habite Salerne depuis plus de trente ans ; elle y a étudié la médecine, et elle vous remettra un breuvage qui vous donnera la force de me porter. »

Le damoiseau part pour l’Italie, voit la tante de son amie, et revient avec une fiole du précieux breuvage. Il demande la main de la fille du roi, et déclare qu’il se soumettra à l’épreuve traditionnelle. Au jour fixé[1], devant une nombreuse assistance, il prend son amie entre ses bras et commence l’ascension du mont. Il marche à grande allure, et arrive ainsi à mi-côte. Il était si joyeux qu’il ne pensait plus à son breuvage. La jeune fille, qui tenait la fiole dans sa main, sentit qu’il se lassait, et lui dit : « Mon ami, buvez donc pour refaire vos forces ! » Mais lui : « Belle, je sens tout fort mon cœur ! Pour rien au monde je ne prendrais le temps de boire ! » Et il continue. Plus d’une fois, le sentant faiblir, la jeune fille le pria encore : « Ami, prenez votre breuvage. » Mais il ne voulut rien entendre. À grande

  1. Ici un détail qui nuit à l’impression générale du récit : plusieurs jours avant l’épreuve, la jeune fille avait jeûné pour être moins lourde.