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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/428

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angoisse il arrive enfin au sommet du mont : là il tombe, et plus jamais ne se releva. Son amie le croit évanoui ; elle se met à genoux près de lui et veut le faire boire. Quand elle s’aperçoit qu’il est mort, elle pousse de grands cris et jette la fiole, d’où se répand le breuvage. Le mont en fut bien arrosé, et le pays tout amélioré ; il y vint depuis maintes bonnes herbes qu’on n’y voyait pas auparavant. Cependant la jeune fille s’étend près de son ami, l’étreint entre ses bras, baise mille fois ses yeux et sa bouche. La douleur la touche au cœur, elle est morte.

Ne les voyant pas revenir, le roi et ses gens gravissent la montagne. Quand ils les ont trouvés, leur désolation est grande. On mit les deux enfants dans le même cercueil de marbre, et on les enfouit sur le mont, qui s’appela depuis le mont des Deux Amants,

Il y a vraiment beaucoup d’art dans cette courte nouvelle. Quel heureux effet le narrateur a su tirer du breuvage merveilleux que l’amant repousse sans cesse dans une héroïque folie, ne voulant devoir qu’à lui-même l’objet de son amour !

Yonec. — Un vieux seigneur de Bretagne, jaloux de sa femme, la tenait enfermée dans une tour depuis plus de sept ans. Or un jour, au commencement d’avril, à l’époque où les oiseaux mènent leur chant, le mari était parti de grand matin ; à son réveil, la dame aperçut de son lit la clarté du soleil et se prit à se lamenter :

« J’ai souvent entendu conter
Que l’on pouvait jadis trouver
Aventures en ce pays.
Chevaliers trouvaient jeunes filles
À leur désir gentes et belles,
Et les dames trouvaient amants
Beaux et courtois, preux et vaillants.
Que nul, hors elles, ne voyait.
Si bien que n’en étaient blâmées.
S’il en put jamais être ainsi,
Que Dieu, qui a sur tout pouvoir,
Fasse que je l’éprouve aussi ! »

À peine avait-elle ainsi parlé qu’elle aperçut l’ombre d’un grand oiseau, qui pénétra en volant dans la chambre à travers l’étroite fenêtre et se posa devant elle. Quand la dame l’eut bien regardé, il devint un chevalier « bel et gent » et lui dit :

Dame, fait-il, n’ayez point peur,
Et faites de moi votre ami !
C’est pour cela que vins ici.
Je vous ai longuement aimée