Aller au contenu

Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/453

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ébauche curieuse d’étude psychologique[1] : mais la rapidité de l’évolution dans l’esprit de la dame nous éloigne du roman proprement dit pour nous rapprocher du fableau : c’est au fond le conte célèbre de la « Matrone d’Éphèse ».

Le mariage venait d’être célébré, lorsque le roi Arthur arrive à la fontaine avec ses chevaliers ; il verse l’eau sur le perron, et la tempête accoutumée se produit. Ivain accourt aussitôt ; nul ne le reconnaît, car son armure le couvre entièrement ; il livre combat au chevalier qu’on lui oppose et qui n’est autre que le sénéchal Keu ; il le désarçonne et se nomme alors. Puis il raconte son histoire, et invite le roi à passer quelques jours dans son château. Au milieu des fêtes qu’Ivain donne à ses amis, Gauvain le décide à partir avec eux : « Seriez-vous de ceux, lui dit-il, que leurs femmes rendent moins vaillants ? Femme a tôt repris son amour, et il est juste qu’elle « déprise » celui dont la valeur décroît. Venez combattre en notre compagnie dans les tournois, vous n’en serez que mieux aimé au retour. » Il suit ce conseil, demande congé à sa femme, et part non sans verser d’abondantes larmes. Mais il s’oublie bien au delà du terme que sa dame lui a assigné, et il reçoit d’elle défense formelle de revenir.

Fou de désespoir, il s’enfuit de la cour et commence une vie d’aventures où il trouve des occasions nombreuses de protéger les faibles et les innocents. Un lion, qu’il a sauvé de la mort en tuant un serpent qui l’étreignait, s’attache à lui par reconnaissance et l’accompagne partout, se jetant au besoin sur ses ennemis, et chaque soir se couchant à ses pieds. Chrétien de Troyes nous montre Ivain portant sur son écu son lion blessé :

S’en allait pensif et dolent
Pour son lion, qu’il lui fallait
Porter, car suivre ne le peut.
Sur son écu lui fait litière.
Quand il lui eut faite sa couche,
Plus doucement qu’il peut le couche,
Et l’emporte tout étendu
Dedans l’envers de son écu.

  1. Cet épisode est longuement analysé dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. IX, p. 177).