Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/475

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Il nous est matériellement impossible de donner une idée, même superficielle, de tous les romans d’aventure dont nous venons de citer quelques titres. Ils sont tous animés du même esprit et presque tous écrits du même style. Quelques-uns s’élèvent cependant au-dessus des autres, par l’intérêt du sujet et le souci de la forme ; et parmi ceux-là, la délicieuse « chantefable » d’Aucassin et Nicolette mérite le premier rang.

Aucassin et Nicolette. — Ce roman, du XIIe siècle, est en prose mélangée de chants ; les parties chantées sont écrites en vers alertes de sept syllabes. Les amours naïves, — mais non ingénues, — du jeune Aucassin, fils du comte de Beaucaire, et de la captive Nicolette, qui se trouve être la fille du roi de Carthage, y sont racontées avec une vivacité, une fantaisie, une grâce incomparables[1]. Et l’auteur inconnu de cette œuvre unique laisse percer dans une scène épisodique une tendresse de cœur pour les pauvres gens, qu’on n’est pas habitué à rencontrer dans les romans aristocratiques du moyen âge. C’est au moment où Aucassin erre en pleurant dans la forêt, à la recherche de Nicolette. Il fait la rencontre d’un vilain déguenillé, et, n’osant parler de sa peine d’amour, invente, pour expliquer sa douleur, une histoire de lévrier perdu qui provoque une éloquente protestation du misérable. Le contraste est d’autant plus vif que la peine d’Aucassin n’a rien de tragique. On la sent passagère et on prévoit l’heureux dénoûment. Le ton général du roman est si léger, si enjoué, qu’on s’intéresse aux aventures des amants sans les prendre au sérieux plus que ne fait l’auteur. On est ému au contraire par l’accent de sincérité du vilain, et par sa farouche indépendance où l’on sent tressaillir confusément l’instinct des revendications populaires. Voici cette scène :

« Aucassin chevauchait dans un vieux chemin herbeux. Il regarda devant lui au milieu du chemin, et vit un homme tel que je vous dirai. Il était grand et merveilleusement laid et hideux. Il avait une grosse tête plus noire que charbon, les deux yeux espacés de plus d’une main, et il avait de grandes joues et un très grand nez plat et de grandes narines larges et de grosses lèvres plus rouges qu’une charbonnée et de grandes dents

  1. Une analyse très détaillée, avec de nombreux fragments traduits, en a été donnée dans la Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. VIII, p. 244).