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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/489

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Genres cultivés dans la plus ancienne période : rotruenge, serventois, estrabot. — Le sens de ces noms est malheureusement loin d’être transparent. Les plus usités sont ceux de rotruenge, de serventois et d’estrabot. La rotruenge paraît avoir été une chanson à refrain (le rapport du mot avec rote, qui pourrait nous faire supposer ici une influence celtique, est loin d’être assuré)[1]. Il semble que le nom de serventois soit venu du Midi, mais à une époque très ancienne, et que le genre ait du reste perdu complètement son caractère primitif[2]. Estrabot est évidemment identique à l’italien strambotto, à l’ancien espagnol estribote. Si l’on en juge d’après le sens que présentent les plus anciens exemples du mot et celui qu’il a conservé dans quelques patois, il a dû s’appliquer spécialement à des chansons satiriques ; il semble avoir désigné, conformément à son étymologie (strabus, lat. pop. strambus = boiteux), une forme strophique « composée d’une première partie symétrique et d’une queue qui ne l’était pas et pouvait beaucoup varier[3] ». Le refrain en effet paraît essentiel à toute poésie vraiment populaire. Les strophes auxquelles il s’adapte dans l’estrabot devaient être fort simples et fort courtes : de la forme monorime, probablement la plus ancienne et qui persista longtemps, se dégagea de bonne heure la forme à rimes croisées, par l’introduction, dans le grand vers, de la rime à l’hémistiche ; mais il est probable qu’il y avait eu, à l’origine, des strophes composées d’un vers unique et du refrain[4].

Quant au fond même de cette poésie, aux idées qui y étaient exprimées, à sa valeur littéraire, il serait téméraire de s’exprimer sur tous ces points avec trop de précision : c’est à peine en effet

  1. Suivant une récente et ingénieuse hypothèse de M. Suchier (Zeitschrift für rom. Phil., XVIII, 291), le mot serait formé du nom propre Rotrou et du suffixe germanique ing : la rotruenge serait primitivement le chant composé par (ou sur) un Rotrou.
  2. Le mot paraît avoir d’abord désigné dans le Nord une chanson badine (voir les exemples cités par M. P. Meyer, dans Romania, XIX, 28, n.), sens qu’il n’a jamais dû avoir au Midi, s’il est vrai qu’il faille le rattacher à sirven et le traduire par « chanson de soudoyer », comme le propose M. P. Meyer.
  3. G. Paris dans Journal des Savants, sept. 1889, p. 533.
  4. C’est la forme de la plus ancienne chanson française conservée (voir p. 347, n. 1). Pour la confirmation de cette théorie, voir à la fin de ce chapitre l’étude musicale.