Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/516

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en est toujours savante[1], le ton y reste continuellement élevé : les « laides paroles », c’est-à-dire la satire, sont bannies de ce genre exclusivement consacré à l’amour, auquel il emprunte sa noblesse[2].

Il semblerait donc, au premier abord, que cette poésie dût être pleine de feu et de mouvement ; malheureusement, il n’en est rien et son extrême froideur n’est pas un des moindres sujets d’étonnement de quiconque en aborde l’étude. C’est qu’elle n’est point en réalité une poésie de sentiment, mais d’intelligence : le poète, même s’il aime sincèrement — ce qu’il est bien difficile de dire, — raisonne au lieu de s’émouvoir ; il ne s’abandonne point à sa passion, il l’analyse ; ou plutôt encore (car cette analyse, si nous la sentions troublée et douloureuse, nous attendrirait), il en fait la théorie, argumente sur sa source et ses effets. Cela tient à une conception de l’amour particulière au moyen âge, surtout à l’époque qui nous occupe, et qu’il est nécessaire de rappeler ici.

D’abord l’amour est toujours illégitime : il n’est pour ainsi dire pas d’exemple d’une chanson écrite, non seulement par un mari pour sa femme, mais même par un prétendant pour la jeune fille à la main de qui il aspire[3] ; conception étrange, éminemment conventionnelle, dont il serait trop long de rechercher l’origine[4]. La femme, en acceptant cet amour, court par là même des risques infinis qui la mettent vis-à-vis de l’amant dans une supériorité qui ne lui est jamais contestée et dont l’aveu est le principe essentiel de tout le code amoureux : trait bizarre, mais qui ne doit pas autrement nous étonner, puisque c’est dans une société féminine que ce code avait été élaboré, que c’est à l’influence de cette société qu’il avait dû d’être universellement accepté.

L’amant, pour mériter ce don librement consenti et sans

  1. La loi en est la tripartition, c’est-à-dire la division en trois membres dont les deux premiers se correspondent exactement (abab ou abba par exemple), tandis que le troisième reste indépendant.
  2. C’est seulement par une imitation postérieure et parce que la Vierge était considérée comme la dame de tout bon chrétien que des chansons furent composées en son honneur.
  3. Nous allons cependant citer, un peu plus loin (p. 378), une chanson de ce genre. Il y a aussi une pièce de Jacques d’Ostun (no 351) où il parle de sa femme.
  4. Voir G. Paris dans Romania, XII, p. 518 et suiv.