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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/517

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cesse renouvelé que sa dame lui fait d’elle-même, pour amoindrir cette distance qui le sépare d’elle, doit s’appliquer à se rendre meilleur, à « valoir » davantage : il doit viser à être le modèle de toutes les vertus, notamment des vertus courtoises par excellence, la bravoure, la générosité, la « mesure » en actions et en paroles, le respect de toutes les femmes. À ces devoirs qui dirigent toute sa conduite et transforment sa vie, viennent s’en ajouter d’autres, qui règlent plus particulièrement ses rapports avec sa dame. Les deux plus essentiels sont la discrétion et la patience. La discrétion ne lui est pas seulement commandée par la prudence, mais aussi et surtout par la nature d’un sentiment si délicat que la moindre publicité le profanerait ; elle est rendue plus nécessaire encore par l’obligation de dépister les losengiers, personnages conventionnels de la lyrique courtoise, dont la fonction est de « deviner », de découvrir les amours sincères et loyales, et d’essayer, en les divulguant, de les anéantir. La patience ne lui est pas moins impérieusement ordonnée : il doit se soumettre aveuglément, passivement à l’épreuve que sa dame tente sur lui et attendre son bon plaisir dans une muette et respectueuse résignation ; il lui est interdit, non point seulement de solliciter une récompense, mais même de faire de son amour un aveu qui serait déjà un crime.

Ce n’est point que cet amour soit jamais donné comme platonique : la récompense, qui ne doit jamais être sollicitée, est toujours espérée ; c’est même un dogme souvent invoqué que l’amour, ou plutôt Amour (car le sentiment n’est pas moins nettement personnifié, et même divinisé, que dans la mythologie païenne) finit toujours par guerredoner au centuple ses loyaux serviteurs.

Non seulement tous ces devoirs doivent être accomplis sans faiblesse, mais ils doivent l’être suivant un certain cérémonial minutieusement fixé : en effet, si l’amour est une vertu, il est davantage encore un art, ou plutôt une science aux règles subtiles et compliquées « dont la négligence disqualifie un homme et en fait un vilain[1] ».

  1. G. Paris, loc. cit., p. 520.