Aller au contenu

Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/518

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Cette conception, il faut l’avouer, ne manque ni de grandeur ni d’originalité : l’antiquité n’avait connu que l’amour fatal, inéluctable, maladie mystérieuse qui torture et consume, vengeance ou punition des dieux. Celui que chantent nos poètes n’est fatal ni dans son principe ni dans ses diverses phases : la dame est librement choisie par le poète, à cause de sa beauté sans doute, mais aussi de ses qualités, de ses vertus ; du jour où elle serait indigne du culte qu’il lui rend, il n’hésiterait point à le porter à un autre autel. Certes, une telle conception, qui divinise la passion, la rend inviolable et sacrée, est fort peu chrétienne dans son principe, et surtout dans ses conséquences ; et pourtant elle ne pouvait naître que dans des âmes tout imprégnées de christianisme[1].

Il y a aussi quelque chose de singulièrement original — et d’indirectement chrétien — dans ce hardi paradoxe qui fait de l’amour la source de toutes les vertus, dans cette profonde conception qui place le sacrifice à la racine de toute jouissance. Cette résignation passive et sans conditions imposée à la passion, si elle ne l’épure point nécessairement, l’aiguise, l’exalte, conduit à y mettre un infini que l’antiquité n’y avait point soupçonné. Il ne fallait point d’ailleurs que cette conception fût si pauvre, puisqu’elle a satisfait, disons mieux, enchanté durant trois siècles tant d’âmes d’élite, et qu’elle a inspiré des poètes tels que Walther von der Vogelweide, Dante, Pétrarque, et Shakespeare lui-même.

Il faut reconnaître cependant que, pour faire éclore les germes de poésie qu’elle contenait, il fallait être l’un de ceux-ci. Elle est en effet plus philosophique que vraiment poétique : d’abord elle restreint singulièrement le champ de l’inspiration en excluant, aussi bien que tout sentiment vif et spontané, toute allusion à des faits précis, à ces menus incidents, par exemple, qui forment l’histoire d’une passion. Plaintes et reproches, prières et remerciements, cris de joie ou de douleur, révoltes d’amour-propre et retours de tendresse : rien de tout cela n’est toléré par la pruderie de la doctrine orthodoxe. Non seulement

  1. Quelques-unes de ces idées ont été exprimées avec une force singulière par M. V. Cherbuliez (le Grand Œuvre, p. 185).