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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/519

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le poète, enfermé dans son moi, en est réduit à épiloguer sur un petit nombre de sentiments, mais il doit fuir, dans leur expression, le pittoresque et la franchise qui passeraient pour des manques de respect.

Cela même, dira-t-on, est favorable à l’analyse psychologique. Mais il resterait à savoir, d’une part si l’analyse psychologique est favorable à la poésie, et de l’autre, si nos trouvères étaient capables d’y appliquer des procédés vraiment rigoureux. Il est une idée, toute moderne celle-là, à laquelle ils étaient naturellement conduits par leur théorie, à savoir que ce qui est précieux dans l’amour, c’est le surcroît d’activité, l’intensité de vie qu’il produit ; ils l’ont parfois effleurée, ils ne l’ont jamais exprimée clairement.

Les poètes anciens, comme les modernes, ont souvent trouvé dans la peinture de la femme aimée un élément d’intérêt qui doit nécessairement faire défaut à ceux du moyen âge : leur dame, invariablement douée de toutes les perfections morales comme de la suprême beauté, toujours insensible à leurs tourments comme à leurs prières, n’est qu’une abstraction figée dans une immobilité quelque peu ridicule. Il n’est point jusqu’à ce mystérieux et obscur losengier, qui, en venant si souvent se mêler à un drame qui devrait nécessairement se borner à deux personnages, n’y jette encore plus de froideur.

À tant d’inconvénients cette conception joignait du moins, au point de vue purement poétique, quelques avantages : il est clair, par exemple, qu’en forçant le poète à réfléchir sur sa pensée, elle l’amenait à en discerner les nuances les plus ténues et à peser rigoureusement le sens des mots par lesquels il essayait de les rendre. On peut dire que les trouvères lyriques, s’ils n’ont pas créé la langue abstraite, qui avait fait çà et là son apparition dans quelques traductions ou traités mystiques, l’ont sécularisée en même temps qu’ils l’enrichissaient. Il est même permis d’ajouter, à condition de faire les réserves nécessaires, que les entraves de rythmes extraordinairement compliqués venant s’ajouter à la délicatesse de la pensée, ont fini par donner, au moins à quelques-uns d’entre eux, ce sentiment du style que, selon l’opinion commune, la Renaissance seule devait nous faire retrouver.