Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/522

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Chançon va tost, et si di a la bele
Que par li m’a ceste joie guerpi[1]
De grant dolor li cuers me renovele
Quant me souvient qu’ele m’a enhaï
Hé las, dolent, ne l’ai pas deservi[2].
Mes se je muir, doloreuse novele
En avra l’ame de li qui m’a traï.
(No 184 ; inédit.)

Il y a dans les vers qui suivent une véritable éloquence : nous les citons aussi à titre de curiosité, comme une des très rares exceptions à la règle interdisant au poète l’amour permis :

Je cuidai bien avoir, s’estre deüst,
En aucun tens de ma dame pardon,
Ne qu’a nul jor autre mari n’eüst
Fors moi tot seul, qui sui ses liges hon[3]

Riens ne me plaist en cest siècle vivant,
Puis que je ai a la bele failli[4].
Qu’ele donoit a moi par son semblant[5]
Sens et honor, hardement[6], cuer joli[7].
Or est torné ce derrieres devant,
Car a toz jors avrai cuer gemissant,
Plain de dolor, plorant, triste et marri,
Ne ja nul jor nel metrai en oubli,
S’en sui en grant martire !
(No 1645 ; inédit.)

Les trouvères classiques ; la chanson métaphysique et didactique ; valeur de cette poésie. — Il semble que le moyen âge ait très peu goûté ces simples et touchantes effusions : les œuvres qu’il a élevées au rang de classiques sont justement celles où l’émotion est presque complètement étouffée sous la dialectique : Gautier d’Espinau, Blondel de Nesles, Gautier de Dargies, Gace Brulé, dont les chansons occupent, avec celles de Thibaut de Champagne, la place d’honneur dans la plupart des recueils, semblent viser à mettre, dans le plus petit nombre de vers, le plus d’idées possibles ou du moins le plus possible de ces lieux communs qui sont la forme de la pensée la plus impersonnelle et la plus

  1. Quitté.
  2. Mérité.
  3. Qui lui appartiens entièrement.
  4. Puisque je ne l’ai pas obtenue.
  5. Beauté.
  6. Hardiesse.
  7. Gaîté.