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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/530

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Il est plus que probable qu’il n’y a là qu’une façon plus piquante de faire sa cour. Le doute naturellement n’est plus possible quand le dialogue s’engage entre le poète et une abstraction comme Amour[1], ou entre deux abstractions, comme « Raison » et « Jolive Pensée » (no 543, anonyme).

On ne trouverait guère dans nos recueils lyriques plus d’une vingtaine de pièces de cette sorte ; ils nous ont transmis au contraire près de deux cents jeux partis. Ce genre, qui devait être cultivé avec passion, n’apparut qu’assez tard dans la France du Nord ; le plus ancien exemple (no 948) est attribué à Gace Brulé et au comte Geoffroi de Bretagne et remonterait par conséquent au dernier tiers du XIIe siècle ; mais cette attribution est fort douteuse. Le jeu parti ne pouvait guère se développer que dans une société raffinée, passionnée pour les discussions métaphysiques, et qui réunissait un grand nombre de poètes : presque tous les spécimens que nous en possédons émanent en effet de trois centres poétiques dont la création est postérieure au commencement du XIIIe siècle, la cour de Thibaut de Champagne (qui en a lui-même échangé une douzaine avec divers interlocuteurs), la société artésienne de bourgeois poètes où se distingua, parmi les plus infatigables jouteurs, le « prince du Pui », Jean Bretel, et enfin un groupe de rimeurs encore imparfaitement étudié qui paraît avoir fleuri à Reims après 1250[2]. À l’inverse de la plupart des tensons, les jeux partis paraissent bien avoir été composés réellement par deux (ou quelquefois trois et même quatre) poètes différents : les fréquentes allusions, presque toujours satiriques, au caractère, à la profession, au physique même des interlocuteurs, ainsi que l’âpreté de certaines répliques, excluent l’hypothèse inverse. Le plus souvent, comme en Provence, les adversaires faisaient appel, pour terminer le débat (car la règle du genre interdisait que l’on renonçât de bon gré à son opinion), à un ou plusieurs « juges », dont la sentence mettait fin au débat.

  1. Nous ne trouvons pas moins de quatre pièces offrant ce dialogue entre le poète et Amour : elles sont de Thibaut de Champagne, de Perrin d’Angecourt, de Gillebert de Berneville et de Philippe de Remi (nos 1684. 1665, 1075, 2029). L’avant-dernière est, non une tenson, mais un jeu parti.
  2. Les jeux partis de cette école sont réunis dans le manuscrit Douce, qui est encore presque complètement inédit.