Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/55

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tions que les évêques donnent pour cette propagande, il est très souvent question des paysans, jamais de la nécessité de leur parler par interprètes, ou de leur faire des versions des textes sacrés ; toutes sortes d’autres preuves analogues, positives ou négatives, établissent de la façon la plus sûre, qu’on comprenait généralement le latin[1]. Mais le point n’est pas là. Qu’on l’ait su au Ve et au VIe siècle, cela est hors de doute, ce qu’il faudrait démontrer, c’est qu’on s’en servait exclusivement et partout, ce qui est tout autre chose.

Restent les témoignages des auteurs anciens, mais ils sont très peu nombreux et bien insuffisants. En effet, pour ne pas prêter à la discussion, il faudrait que les textes eussent une précision qu’ils n’ont pas, loin de là ; sitôt qu’on veut les presser, on risque d’en fausser le sens. Supposons que quelque érudit, dans mille ans, pour savoir quelle langue on parlait à Toulouse au XIXe siècle, possède deux phrases, l’une d’un juriste : « Un testament rédigé en langue d’oc sera valable » ; l’autre d’un historien : « La France avait étendu dans cette ville sa langue en même temps que ses lois », que conclura-t-il ? La bonne foi des auteurs sera entière, l’exactitude de leurs affirmations absolue, et néanmoins toute conclusion fondée sur l’un ou l’autre de ces textes contradictoires sera fausse ; à plus forte raison s’égarera-t-on, si l’on prétend généraliser et étendre à d’autres contrées, même voisines, la portée du témoignage.

Seule une statistique apporterait quelque chose de précis en

  1. J’en donnerai deux, comme exemples. St Césaire d’Arles († 543), dans sa treizième Homélie, parle longuement du devoir de connaître l’Écriture, et examine les excuses que les femmes et les paysans peuvent alléguer pour leur ignorance. Ils prétendent qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils ne savent pas lire, qu’ils n’ont pas la mémoire nécessaire pour retenir ce qui leur est lu à l’église, etc. Ils ne manqueraient pas de prétendre aussi qu’ils ne comprennent pas la langue de la liturgie, qui était le latin. Il n’est pas fait la moindre allusion à ce prétexte. C’est vraisemblablement que personne, même des mulierculæ et des rustici, n’eût pu s’en couvrir.

    Longtemps auparavant, Sulpice Sévère raconte une anecdote relative à l’élection de St Martin à l’épiscopat, qui est non moins significative. Le lecteur étant absent, c’est un des assistants, qui prend le Psautier, et qui lit à l’endroit où il est ouvert : Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem, propter inimicos tuos, ut destruas inimicum et defensorem. Comme un évèque opposant, nommé Defensor, était présent, le peuple saisit l’allusion et se met à crier. (Vita Martini, IX.) Ce peuple comprenait donc le latin, car si la lecture — contre toute vraisemblance — n’eût pas eu lieu en latin, il n’y aurait plus eu entre le mot du texte et le nom de l’évêque qu’un rapport bien lointain, et qui n’eût frappé personne.