Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/56

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ces matières ; encore devrait-elle être extrêmement circonspecte et détaillée, préciser combien d’habitants dans chaque endroit ne savent que l’une des deux langues du pays, combien savent les deux ; en outre, parmi ceux-ci, combien entendent l’une, mais se servent de l’autre, et inversement. Il n’est pas besoin de dire que ces renseignements précis, que nous n’avons pas pour notre temps et notre pays, nous font absolument défaut pour la Gaule antique, et qu’ils sont mal remplacés par quelques lambeaux de phrases, jetés en passant par des auteurs occupés à nous parler de tout autre chose. Dès lors, quand Grégoire de Tours énumère les langues dans lesquelles le peuple d’Orléans complimente le roi Gontran[1], de ce qu’il ne cite pas le celtique, il ne faut pas conclure, comme le remarque très bien M. Bonnet[2], que celui-ci ne se parlait plus. Le franc n’est pas cité non plus, et certainement il se parlait. Le latin était la langue régnante dans la ville, voilà tout.

En outre, comme si tout devait accroître la confusion dans ce débat, les termes mêmes des phrases qu’on a citées peuvent le plus souvent s’entendre de diverses façons, et sont matière à contestation. Le même Grégoire de Tours cite à plusieurs reprises des mots empruntés aux rustici. Si ces mots sont latins, c’est donc, semble-t-il tout d’abord, que les paysans parlaient latin. Nullement, car rusticus a alors perdu son sens étymologique de paysan, et s’applique tout aussi bien aux gens du peuple[3].

Rien ne paraît plus simple que l’expression celtice loqui. Et cependant elle peut vouloir dire deux choses fort différentes : parler celtique et parler à la celtique, c’est-à-dire avec l’accent et les fautes des Celtes, exactement comme latine loqui signifie non seulement parler la langue latine, mais la parler avec la correction et l’élégance des Latins. De même un sermo barbarus n’est pas toujours une langue barbare, mais une langue incorrecte, et ainsi de suite.

Plusieurs de nos expressions françaises sont dans le même cas, et conduiraient aux pires erreurs, si on les prenait à la

  1. Hist. franc., I, 326, 10.
  2. Cf. Bonnet, Latin de Grég. de Tours, p. 25.
  3. Ib., p. 25-27.