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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/81

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XLVII
ORIGINES DE LA LANGUE FRANÇAISE

Mais, ces réserves faites, il est incontestable que la langue littéraire est toujours dans une large mesure traditionnelle, et que, « clouée à des livres », elle conserve des mots, des tours, que certains passages rendent « classiques », des prononciations dites élégantes, que l’orthographe protège, restaure même parfois, tandis que l’usage courant les a laissés tomber. Ceci n’a pas besoin d’être démontré. D’autre part, si une langue écrite reste ouverte, comme je viens de le dire, c’est souvent à d’autres nouveautés que celles qui s’introduisent dans la langue populaire. Le français littéraire reçoit annuellement un immense apport de grec et de latin, dont pas un millième peut-être n’entre dans le langage courant, tandis que le français parlé crée ou emprunte à l’argot une foule de termes qui ne pénètrent pas le Dictionnaire de l’Académie. Leurs deux évolutions sont sur bien des points divergentes.

Il dut nécessairement en être de même dans la partie latinisée de l’empire romain où, pendant que les écrivains grécisaient, le langage courant subissait le contact d’idiomes nombreux, et était entraîné par les habitudes linguistiques, physiologiques et psychologiques, de vingt peuples différents, dans des directions multiples.

On peut donc conclure, il me semble, en toute assurance, que, pris aux deux extrémités, dans les livres de l’aristocratie cultivée, d’une part, et de l’autre dans les conversations du petit peuple des paysans ou des esclaves, le latin devait considérablement différer, même à Rome, et d’assez bonne heure. Du quartier de Suburra à la Curie il devait y avoir une assez grande distance linguistique, comme chez nous de la place Maubert à la Sorbonne. Mais il ne faut pas se contenter de regarder à ces deux pôles opposés, ni prendre à la lettre les expressions dont on se sert communément, en opposant le latin vulgaire au latin classique, comme deux idiomes distincts, constitués et organisés chacun à sa façon. Le mot d’idiomes, comme celui de langues, ne convient pas, il ne peut être question que de langages. En outre, quelles que puissent être les séparations de ce genre, le fonds reste commun, et on continue à s’entendre des uns aux autres ; il y a plus, si certaines tendances contribuent à accroître constamment les divergences, une action et