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XLVIII
INTRODUCTION

une réaction réciproques, qui naissent nécessairement de la vie commune, travaillent en même temps à les effacer. Des éléments populaires montent dans la langue écrite, pendant que des éléments savants descendent et se vulgarisent : il se fait d’une extrémité à l’autre un perpétuel échange et une circulation quotidienne. Qu’elle fût moindre à Rome que dans notre pays, où tant de causes, mais surtout l’imprimerie la rendent si puissante, cela n’est pas douteux, elle s’y exerçait néanmoins. Enfin il n’y a jamais eu un latin classique et un latin populaire[1]. C’est par une série de nuances infinies qu’on passait du grammairien impeccable à l’illettré, et entre le parler des deux, une multitude de parlers et de manières d’écrire formaient d’insensibles transitions, un même individu pouvant présenter plusieurs degrés de correction dans son langage, suivant qu’on l’observait dans un discours d’apparat ou dans l’abandon de sa conversation familiale. Le latin, que les Gaulois apprenaient directement ou indirectement, c’était donc bien pour le fond la langue que nous connaissons, mais diversement modifiée pour le reste, suivant les maîtres et les élèves. Très élégant et très pur quand il sortait de la bouche d’un rhéteur et d’un grammairien, et qu’il était destiné aux oreilles d’un jeune noble, désireux de compter parmi les lettrés, ou ambitionnant les hautes fonctions de l’empire, il se gâtait vraisemblablement au fur et à mesure qu’on descendait de ce puriste au soldat, au colon ou au commerçant, dont les circonstances faisaient un professeur de langue, et que l’élève, de son côté, réduisant ses aspirations et ses besoins, ne visait plus qu’à se faire à peu près entendre. Essayer d’entrevoir, même approximativement, combien de Gaulois ont pu entrer dans l’une ou l’autre de ces catégories, ce serait essayer de déterminer quelle était l’instruction publique en Gaule, chose dont nous ne savons absolument rien[2]. Il est seulement vraisemblable que la possession de la pure latinité était le but auquel tous tendaient, à mesure qu’ils s’élevaient dans l’échelle sociale.

  1. Voir là-dessus une excellente page de Bonnet, o. c., p. 36.
  2. Encore raisonnons-nous ici comme si les maîtres avaient tous été Romains, tandis que beaucoup venaient des provinces et, tout en parlant latin, ne pouvaient manquer d’apporter, chacun, sinon leurs dialectes, au moins des provincialismes. Il est certain que nombre d’entre eux étaient Grecs, et on arrivera peut-être à retrouver un jour leur influence ; il n’est pas impossible, par exemple,