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LVI
INTRODUCTION

Les autres particularités des langages provinciaux ne se retrouvent non plus dans les monuments écrits que d’une manière très incomplète. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que la moisson de ceux qui sont allés à la recherche du latin gaulois n’ait pas été très abondante. Il serait faux, du reste, de dire qu’ils sont revenus les mains absolument vides. Et quelques faits suffisent pour que le principe de la distinction des parlers provinciaux ne puisse plus être attaqué au nom de la science positive[1].

En outre, le nier, comme le dit fort bien M. Bonnet, équivaut à l’affirmation d’un miracle[2]. Quand nous apprenons une langue, même à fond, nous avons une tendance invincible à y transporter nos habitudes de prononciation, nos expressions, nos tours de phrase. Comment des paysans illettrés n’eussent-ils pas fait de même ? Le temps atténue considérablement cette empreinte primitive au fur et à mesure que les générations se succèdent, j’en conviens. Mais où est l’exemple qui montre qu’il les efface toutes chez une population entière, fixée sur le sol, pour la majorité de laquelle il n’y a pas d’enseignement, mais seulement une tradition orale, quand même on supposerait cette population en rapports quotidiens avec des gens au parler pur ?

Au reste on ne peut nier le fait postérieur de la division des parlers romans. Admettons que les forces de différenciation qui ont alors agi se soient trouvées, à partir du vie siècle, favorisées par les circonstances historiques, la destruction de l’empire, la naissance des États modernes ; en tout cas elles ne sont pas nées de ces circonstances, elles n’auraient pas reparu aussi vivaces et aussi puissantes, si elles avaient été détruites par une unification linguistique absolue, elles n’auraient pas surtout produit les mêmes effets. D’ailleurs ces forces-là ne se détruisent pas ; tout au plus peut-on les contenir. Et on n’arrive pas même à imaginer — je ne dis pas à montrer — quelle aurait été l’autorité qui les contenait. Ce n’était pas l’école, encore moins le contact des colons, des fonctionnaires, des soldats, des commerçants, des prêtres, car il est puéril de supposer qu’ils offraient des modèles de latinité, alors que la plupart ne venaient ni de

  1. Voir P. Geyer, Archiv für lateinische Lexicographie, II, 25 et suiv.
  2. Le latin de Grég. de Tours, p. 41.