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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/91

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LVII
ORIGINES DE LA LANGUE FRANÇAISE

Rome, ni d’Italie, et qu’en fussent-ils venus, ils auraient eu sur les parlers provinciaux l’influence qu’a aujourd’hui un voyageur de Paris, qui passe ou qui s’établit dans un bourg. Il me paraît, je l’avoue, tout à fait étrange que les mêmes hommes qui admettent que la langue écrite de Rome n’a jamais pu éteindre le parler populaire ni régler son développement, croient que ce parler populaire, sans appuis d’aucune sorte, par une vertu inexplicable, est parvenu, lui, à unifier son évolution dans les provinces, et à étouffer les tendances vers des développements particuliers, que la diversité des lieux et des hommes devait nécessairement faire naître. Il y a entre ces deux conceptions une contradiction évidente.

Encore moins peut-on supposer que les nouveautés nées en Gaule, par exemple, se répandaient en Afrique et s’y imposaient, ou inversement. Évidemment ces nouveautés circulaient par les mille canaux de communication de l’immense empire, et quelques-unes passaient dans la langue commune : la Gaule exportait des gallicismes et recevait des hispanismes directement ou indirectement[1] ; son langage ne s’identifiait pas pour cela avec celui des contrées voisines. Le parler populaire n’avait pas fondu tous ces éléments divers. Nulle province n’avait son parler distinct, mais il est vraisemblable qu’il n’y en avait pas non plus qui ne donnât à la langue commune quelques caractères propres.

Dans cette mesure, on peut dire que la théorie que je soutiens ici est appuyée par les témoignages des anciens eux-mêmes. Ils ont fait plusieurs fois allusion à ces accents de terroir, si tenaces que des empereurs eux-mêmes arrivaient difficilement à s’en défaire[2]. Quintilien dit qu’ils permettent de reconnaître les gens au parler comme les métaux au son[3], et saint Jérôme cherche encore de son temps les moyens de les éviter, ce qui prouve qu’ils n’avaient pas disparu[4]. Consentius en parle à plusieurs reprises, il cite des défauts de prononciation africains, grecs, gaulois, et

  1. Cicéron déjà atteste, en s’en plaignant, l’invasion des parlers rustiques : Brut., LXXIV, 258 ; Ep. ad fam., IX, 15, 2.
  2. Hadrien, pendant sa questure, fut raillé pour un discours qui sentait l’Espagne (Spartien, Vie d’Hadrien, III). Sévère garda jusqu’à sa vieillesse quelque chose de l’accent africain. (Voir sa Biographie, XIX.)
  3. Non enim sine causa dicitur barbarum Græcumve : nam sonis homines, ut æra tinnitu dignoscimus. (Inst. Orat., XI, 3, 31. Cf. I, 1, 13.)
  4. Ep., CVII, ad Læt.