Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 6, 1930.djvu/55

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tenant qu’une eau glacée, couverte de brume. Dans la cour de la caserne, je passe le 11e en revue et, de son pas rapide, il défile devant moi fièrement, sur une immense couche de verglas. Des officiers qui commandaient en août 1914, il ne reste plus qu’un seul, le capitaine Sabardan[1] ; la plupart des chasseurs ont été tués ou grièvement blessés ; mais, malgré les pertes qu’il a subies, le bataillon est maintenant à peu près reconstitué. Que de souvenirs m’assaillent : Annecy, les rues silencieuses, les vieilles arcades, le canal du Thiou et ses lavandières, le pont de l’évêché, les tours du château, le mess des officiers, et le grand lac, si varié de couleur et d’aspect, sur les rives duquel je faisais à cheval, entre deux exercices, de belles promenades solitaires ! Toutes ces images me repassent devant les yeux, pendant le déjeuner que j’offre, dans un hôtel, aux officiers du 11e. La fanfare du bataillon se multiplie pour nous accompagner partout. Nous prenons le petit chemin de fer de la Schlucht, qu’un capitaine de réserve du génie a réussi à remettre en service, malgré les rigueurs de la saison. De braves territoriaux vosgiens sont constamment occupés à déblayer la voie, encaissée entre deux énormes remblais de neige. Nous roulons à bonne allure, devant un paysage boréal. Les pentes des Vosges sont devenues de magnifiques draperies blanches ; les sapins portent de grands manteaux blancs. Le blanc domine partout. Les branches ployées sous le faix de la neige se resserrent contre les troncs noirs et les masquent presque entièrement. Le givre met des festons aux roches. La glace décore de stalactites et de stalagmites toutes les aspérités du gra-

  1. Il devait être tué lui-même quelques mois après.