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ASSOCIATIONS OUVRIÈRES DANS LA GRANDE-BRETAGNE.

de colère et de vengeance qui, lui aussi, a produit ses martyrs, c’est-à-dire ses fanatiques ? — Grâce à l’esprit de fraternité humaine, qui a toujours subsisté entre employeurs et employés, quoi qu’on ait pu dire, et quoi qu’il ait pu sembler ; grâce à l’entente des intérêts communs, ni d’un côté ni d’autre, on n’a jamais poussé l’antagonisme jusqu’à l’extrême, car il ne faudrait pas, — qu’on veuille bien y réfléchir, — il ne faudrait pas beaucoup de mauvaise volonté de part et d’autre pour désorganiser de fond en comble toutes les conditions actuelles de la production ! Si cet épouvantable malheur ne nous a pas accablés ; si lentement nous émergeons hors du patriarcalisme, du servage et de la féodalité ; si le bien-être augmente et se généralise sensiblement, c’est qu’après tout, les uns et les autres pratiquent la grande solidarité humaine davantage qu’ils ne la comprennent peut-être !


Mais il est malsain de parler des choses malsaines. Laissant de côté ces tristes considérations, revenons à l’examen général de la situation, à la simple appréciation des faits, et, par manière de transition, vidons dès l’abord la question extérieure.

— Est-il vrai que les Trades’ Unions nient un but, ou du moins une arrière-pensée anti-gouvernementale ? — Généralement non. Les fondateurs et promoteurs de ces associations ont pour la plupart des opinions avancées ; l’on rencontre parmi eux d’anciens Chartistes, des disciples de Robert Owen ; mais dans leurs réunions officielles, ces mêmes individus s’abstiennent scrupuleusement de toute ingérence politique.

Autre observation. — La question sociale et la question politique pourront-elles, en Angleterre, rester longtemps isolées comme elles le sont aujourd’hui ? — Certainement non. Si les prolétaires réussissent à se procurer une meilleure instruction et un plus grand bien-être matériel, le contre-coup de ce changement se fera nécessairement sentir dans l’ensemble de leurs conditions sociales : l’indépendance matérielle produit l’indépendance politique, tout aussi naturellement qu’un germe végétal produit tiges et feuilles. Mais nous aurions tort de discuter ici une question que se réserve l’avenir ; il nous suffit de savoir qu’à l’heure présente, la classe ouvrière n’a pas de préoccupations foncièrement politiques. Nous le voyons bien par l’apathie avec laquelle elle a laissé passer les récents projets de Reform-bill. À vrai dire, elle est indifférente à l’égard de la Royauté, incrédule à l’égard du Parlement. Elle se croit trop pratique pour s’occuper d’avantages si lointains, et ne veut s’attacher encore qu’à son intérêt le plus immédiat : la vie matérielle.

Constatons un second fait. Il est trop vrai que même en ces derniers temps, des ouvriers se sont plus d’une fois révoltés contre les lois du progrès économique, en se mettant en grève pour empêcher l’introduction de machines perfectionnées. Ainsi, en 1859, un constructeur de Liverpool,