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Page:Revue pédagogique, second semestre, 1915.djvu/487

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ALBERT THIERRY

Ce qui surprenait plus encore que l’immense diversité de sa lecture, c’en était la secrète et puissante élaboration. À travers tant de livres, jamais il ne se dispersa, jamais il ne se perdit lui-même. C’est qu’il était, plus encore qu’avide de connaître, ardent à imaginer ct à construire. De toute connaissance il se munissait et s’armait. Rien en lui ne demeurait savoir inerte, inutile, parce que, pensée vivante, agissante, créatrice, il organisait à mesure ses richesses en une synthèse touffue certes et, par places, encore obscure, mais, dans ses grandes lignes, nettement et vigoureusement tracée.

Né écrivain, il le savait — car sa lucidité égalait sa modestie. Au don de l’expression neuve et forte, du mouvement souple et nerveux de la phrase, il ajouta le travail obstiné, scrupuleux, la critique sévère de son œuvre. Cette œuvre était sa pensée constante ; il vivait pour elle, ou plutôt elle était sa raison de vivre. À aucun moment, il ne s’en laissa distraire. Et comment l’eût-il pu ? Si quelque chose en lui échappait à la maîtrise de sa volonté, c’était cette dévorante activité de son esprit et de son imagination qui, à travers tout, cherchait et trouvait pâture. Son œuvre, vraiment, se faisait en lui, irrésistiblement, par l’afflux des sensations autant que des idées. Car cet ami des livres fut plus encore peut-être l’ami des arbres, des plaines, des vallées de l’Île-de-France, l’ami des rues et des faubourgs, des quais et jardins de ce Paris qu’il chérissait. Chaque promenade autant des que chaque lecture faisait lever, foisonner en lui les images, les pensées, les symboles. Il a battu jusqu’en ses moindres sentiers la forêt de Fontainebleau ; il l’a connue à chaque heure et en chaque saison. Et le vallon de Chevreuse et ces plateaux solitaires qui le dominent et où l’on voit, disait-il, mieux qu’ailleurs la forme de la terre, et les chemins ombragés de l’Argonne où l’amena le hasard des grandes manœuvres — et les peupliers « dont le branchage est d’or fragile au crépuscule », « le doux printemps qui déjà sent l’automne »,

« Et ces gémissantes eaux qui ce soir nous appellent »

suscitaient en lui non pas la vague extase lamartinienne, mais une exaltation lucide de l’esprit, une plus ardente germination de l’œuvre.